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Marguerite volait sans bruit, lentement, en restant à peu près au niveau du deuxième étage des maisons. Cela ne l’empêcha pas, cependant, à l’entrée de la place de l’Arbat brillamment illuminée, de commettre une légère erreur de parcours et de heurter de l’épaule un disque lumineux sur lequel était peinte une flèche. Cela la mit en colère. Elle fit reculer son obéissante monture, prit du champ, puis se jeta sur le disque, manche en avant, et le brisa en mille morceaux. Les éclats de verre tombèrent avec fracas sur le trottoir. Des passants s’écartèrent vivement, des coups de sifflet retentirent, tandis que Marguerite, ayant accompli cet exploit inutile, s’éloignait en riant.

« Sur l’Arbat, il faut que je fasse très attention, pensa Marguerite. C’est tellement emmêlé qu’on a du mal à s’y reconnaître. » Elle plongea dans l’enchevêtrement des fils où elle se mit à louvoyer. Sous elle, glissaient les toits des autobus, des trolleybus et des voitures, tandis que sur les trottoirs elle voyait s’écouler des fleuves de casquettes. Par endroits, des ruisseaux s’en détachaient pour aller se perdre dans les antres flamboyants des magasins ouverts la nuit.

« Quel fouillis ! pensa Marguerite fâchée. Impossible de tourner. » Elle traversa l’Arbat, s’éleva un peu, à la hauteur du quatrième étage, passa devant des tubes lumineux éblouissants, au coin d’un théâtre, et se glissa dans une rue étroite bordée de hautes maisons. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et partout on entendait la musique retransmise par la radio. Par curiosité, Marguerite jeta un coup d’œil à l’une des fenêtres. C’était une cuisine. Deux réchauds à pétrole y ronflaient, devant lesquels deux femmes, cuiller en main, se querellaient aigrement.

– Il faut éteindre la lumière quand vous sortez des cabinets, voilà ce que j’ai à vous dire, Pélagueïa Petrovna ! dit l’une des femmes en surveillant une casserole où une quelconque tambouille mijotait en projetant de petits nuages de vapeur. Sinon, on votera pour votre expulsion.

– Vous êtes une belle garce, vous aussi, répondit l’autre.

– Vous êtes des garces, toutes les deux, dit à haute voix Marguerite en entrant par la fenêtre.

Les deux femmes se retournèrent aussitôt, et restèrent figées sur place, leur cuiller sale à la main. Marguerite avança prudemment le bras entre les deux ennemies et éteignit les réchauds. Les femmes poussèrent un cri et demeurèrent bouche bée. Mais Marguerite, qui s’ennuyait déjà dans cette cuisine, avait regagné la rue.

À l’extrémité de celle-ci son attention fut attirée par une énorme et luxueuse maison de huit étages, de construction visiblement toute récente. Marguerite descendit et, après avoir atterri, elle constata que la façade de cette maison était couverte de marbre noir, que ses portes étaient larges et que derrière leurs vitres on apercevait la casquette galonnée d’or et les boutons d’uniforme d’un portier. Au-dessus des portes étaient inscrits en lettres d’or les mots « Maison du Dramlit ».

Plissant les yeux, Marguerite examina cette inscription en essayant de deviner ce que pouvait bien signifier ce mot : Dramlit. Prenant son balai sous son bras, Marguerite poussa l’une des portes dont le battant heurta le portier stupéfait, et aperçut près de l’ascenseur, sur le mur, un grand tableau noir où étaient inscrits en lettres blanches les noms des locataires et les numéros des appartements.

L’inscription « Maison des dramaturges et des littérateurs » qui couronnait cette liste arracha à Marguerite un cri étouffé. Elle prit un peu de hauteur et commença, avec une curiosité avide, à lire les noms : Khoustov, Dvoubratski, Kvant, Bieskoudnikov, Latounski…

– Latounski ! siffla Marguerite. Latounski ! Mais c’est lui… celui qui a causé le malheur du Maître !

Le portier sursauta et regarda le tableau noir en roulant les yeux effarés, et en essayant de comprendre ce miracle : la liste des locataires qui se met à crier !

Pendant ce temps, Marguerite montait l’escalier d’un vol impétueux, en se répétant avec une sorte d’ivresse :

– Latounski quatre-vingt-quatre… Latounski quatre-vingt-quatre…

À gauche, le 82 – à droite, le 83 – un peu plus haut, à gauche – le 84 ! C’est ici ! Et voilà sa carte « O. Latounski ».

Marguerite sauta à bas de son balai et rafraîchit avec plaisir les plantes brûlantes de ses pieds sur le marbre froid du palier. Elle sonna une fois, puis une deuxième. Personne n’ouvrit. Elle appuya plus énergiquement sur le bouton, et perçut le carillon qu’elle déclenchait dans l’appartement de Latounski. Oui, jusqu’à son dernier souffle, l’habitant de l’appartement n° 84, au huitième étage, devra être reconnaissant au défunt Berlioz, d’abord de ce que le président du Massolit soit tombé sous un tramway et ensuite de ce que la cérémonie funéraire ait été organisée justement ce soir-là. Il était né sous une heureuse étoile, le critique Latounski : grâce à elle, il échappa à la rencontre de Marguerite, devenue – ce vendredi-là – sorcière.

Personne n’ouvrit. Alors, d’un seul élan, Marguerite plongea jusqu’en bas, comptant les étages en passant. Arrivée au rez-de-chaussée, elle fila dans la rue et là, recompta les étages et regarda en haut pour trouver les fenêtres de l’appartement de Latounski. Sans aucun doute, c’était les cinq fenêtres obscures situées à l’angle de l’immeuble, au huitième étage. Marguerite s’éleva aussitôt jusque-là, et quelques secondes après elle entrait par une fenêtre ouverte dans une pièce obscure, traversée seulement par un étroit rayon de lune argenté. Marguerite suivit ce rayon et chercha à tâtons l’interrupteur. En moins d’une minute tout l’appartement était éclairé. Le balai fut déposé dans un coin. Après s’être assurée qu’il n’y avait personne, Marguerite ouvrit la porte du palier et vérifia que la carte de visite était bien là. Elle y était : Marguerite ne s’était pas trompée.

Oui, on dit qu’aujourd’hui encore le critique Latounski pâlit au souvenir de cette terrible soirée, et qu’aujourd’hui encore, il prononce avec vénération le nom de Berlioz. On ne sait pas du tout quelle sombre et hideuse affaire criminelle eût marqué cette soirée : toujours est-il que lorsque Marguerite sortit de la cuisine, elle tenait un lourd marteau à la main.

Invisible et nue, la femme volante avait beau s’exhorter au calme, ses mains tremblaient d’impatience. Visant soigneusement, Marguerite abattit son marteau sur les touches du piano à queue. Ce fut le premier hurlement plaintif qui traversa l’appartement. Complètement innocent en cette affaire, l’instrument de salon fabriqué par Becker en poussa un cri d’autant plus frénétique. Les touches sautèrent, et les morceaux d’ivoire volèrent de tous côtés. L’instrument gronda, hurla, résonna, râla.

Avec un claquement de coup de revolver, la table d’harmonie se rompit. Le souffle court, Marguerite arracha et broya les cordes à coups de marteau. À bout de souffle enfin, elle se jeta dans un fauteuil pour respirer.

Une cataracte d’eau gronda dans la salle de bains et dans la cuisine. « Ça doit commencer à couler par terre… », pensa Marguerite, et elle ajouta à haute voix :

« Mais il ne faut pas que je m’éternise ici. »

De la cuisine, l’eau coulait déjà dans le corridor. Ses pieds nus pataugeant dans les flaques, Marguerite remplit plusieurs seaux d’eau dans la cuisine, les porta dans le cabinet de travail du critique et les vida dans les tiroirs du bureau. Après avoir brisé à coups de marteau, dans ce même cabinet, les portes d’une bibliothèque, elle passa dans la chambre à coucher. Là, elle brisa une armoire à glace, y prit un costume du critique et alla le noyer dans la baignoire.