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Marguerite fit un nouveau bond. L’entassement des toits sembla alors englouti par la terre, et un lac de lumières électriques tremblotantes apparut à sa place. Tout à coup, ce lac se redressa verticalement, puis passa au-dessus de la tête de Marguerite, tandis que la lune resplendissait sous ses pieds. Comprenant qu’elle s’était retournée, Marguerite reprit une position normale. Elle constata alors que déjà le lac n’était plus visible, et qu’il ne restait derrière elle qu’une lueur rose au-dessus de l’horizon. En une seconde, celle-ci disparut à son tour, et Marguerite vit qu’elle volait seule en compagnie de la lune, qui se tenait au-dessus d’elle et à sa gauche. Depuis longtemps déjà les cheveux de Marguerite étaient dressés sur sa tête, et la clarté lunaire glissait le long de son corps avec un léger sifflement. À en juger par la rapidité avec laquelle, tout en bas, deux lignes de lumières espacées apparurent, se fondirent en un double trait continu, puis disparurent en arrière, Marguerite se rendit compte qu’elle volait à une prodigieuse vitesse, et fut très étonnée de ne ressentir aucune suffocation.

Quelques secondes s’écoulèrent. Très loin au-dessous d’elle, dans les ténèbres de la terre, naquit une nouvelle tache diffuse de lumière électrique qui, en l’espace de quelques secondes, glissa sous ses pieds, tournoya et disparut. Quelques secondes plus tard, le même phénomène se répéta.

– Des villes ! Des villes ! s’exclama Marguerite.

Après cela, elle aperçut deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à des lames de sabre aux reflets blafards, enchâssées dans des étuis de velours noir, et elle comprit que c’était des fleuves.

Levant la tête vers sa gauche, Marguerite s’émerveilla de voir que la lune semblait se précipiter comme une folle vers Moscou, et qu’en même temps, elle était étrangement immobile, puisque Marguerite y distinguait nettement, tournée vers la ville qu’elle avait quittée, une figure énigmatique et sombre, qui tenait à la fois du dragon et du petit cheval bossu des légendes.

Marguerite fut alors saisie par l’idée qu’au fond, elle avait tort de presser son balai avec tant d’ardeur, qu’elle se privait ainsi de la possibilité de voir les choses comme il convenait, de jouir pleinement de son voyage aérien. Quelque chose lui suggérait que, là où elle allait, on l’attendait de toute façon, et qu’elle n’avait donc aucune raison de se maintenir à cette hauteur et à cette vitesse, où elle s’ennuyait.

Elle abaissa la brosse de son balai, dont le manche se releva par-derrière, et, ralentissant considérablement son allure, elle descendit vers la terre. Cette glissade – comme sur un wagonnet de montagnes russes – lui procura le plus intense plaisir. Le sol, jusqu’alors obscur et confus, montait vers elle, et elle découvrait les beautés secrètes de la terre au clair de lune. La terre s’approcha encore, et Marguerite reçut par bouffées la senteur des forêts verdissantes. Plus bas, elle survola les traînées de brouillard qui s’étalaient sur un pré humide de rosée, puis elle passa au-dessus d’un étang. À ses pieds, les grenouilles chantaient en chœur. Elle perçut au loin, avec une bizarre émotion, le grondement d’un tram. Bientôt, elle put le voir. Il s’étirait lentement semblable à une chenille, et projetait en l’air des étincelles. Marguerite le dépassa, survola encore un plan d’eau miroitant où flottait une seconde lune, descendit plus bas encore et continua de voler, effleurant des pieds la cime des pins gigantesques.

À ce moment, un affreux bruissement d’air déchiré, qui se rapprochait rapidement, se fit entendre derrière Marguerite. Peu à peu, à ce sifflement d’obus, se joignit – déjà perceptible à des kilomètres de distance – un rire de femme. Marguerite tourna la tête et vit un objet sombre, de forme compliquée, qui la rattrapait. À mesure qu’il gagnait du terrain, l’objet se dessinait avec plus de netteté, et bientôt Marguerite put voir que c’était quelque chose qui volait, chevauchant une monture. Enfin, l’objet ralentit sa course en arrivant à la hauteur de Marguerite, et celle-ci reconnut Natacha.

Elle était nue, complètement échevelée, et elle avait pour monture un gros pourceau qui serrait entre ses sabots de devant un porte-documents, tandis que ses pattes de derrière battaient l’air avec acharnement. De temps à autre, un pince-nez, qui avait glissé de son groin et qui volait à côté de lui au bout de son cordon, jetait des reflets de lune, tandis qu’un chapeau tressautait sur sa tête et glissait parfois sur ses yeux. En l’examinant plus soigneusement, Marguerite reconnut dans ce pourceau Nikolaï Ivanovitch, et son rire sonore retentit au-dessus de la forêt, se mêlant au rire de Natacha.

– Natacha ! cria Marguerite d’une voix perçante. Tu t’es mis de la crème ?

– Ma toute belle ! répondit Natacha dont les éclats de voix firent tressaillir la forêt endormie. Ma reine de France, à lui aussi j’en ai mis, je lui ai barbouillé son crâne chauve !

– Princesse ! brailla le goret d’un ton larmoyant, tout en continuant à galoper sous sa cavalière.

– Ma toute belle Marguerite Nikolaïevna ! s’exclama Natacha en chevauchant à côté de Marguerite. C’est vrai, j’ai mis de la crème ! C’est que moi aussi, je veux vivre, je veux voler ! Pardonnez-moi maîtresse, mais je ne veux plus rentrer, pour rien au monde ! Ah ! comme on est bien, Marguerite Nikolaïevna !… Il m’a demandée en mariage, vous savez (Natacha planta son doigt dans le cou du pourceau qui ahanait de confusion), en mariage ! Comment m’as-tu appelée, dis ? cria-t-elle en se penchant à l’oreille du cochon.

– Déesse ! hurla celui-ci. Je ne peux pas voler aussi vite ! Je risque de perdre des papiers importants, Nathalie Prokofievna, je proteste !

– Hé, qu’ils aillent au diable, tes papiers ! dit Natacha avec un éclat de rire insolent.

– Oh ! Nathalie Prokofievna, si on nous entendait ! gémit le pourceau d’une voix implorante.

Galopant dans les airs à côté de Marguerite, Natacha raconta avec des éclats de rire ce qui s’était passé dans la propriété après que Marguerite se fut envolée par-dessus la grille.

Natacha avoua que, sans plus toucher aux objets qu’elle avait reçus en cadeau, elle s’était déshabillée en un tournemain et s’était empressée de se badigeonner de crème. L’effet de celle-ci fut exactement le même que pour sa maîtresse. Mais, tandis que Natacha, en riant de joie, se grisait devant la glace de sa beauté magique, la porte s’ouvrit et Nikolaï Ivanovitch parut. Fort ému, il tenait d’une main la combinaison bleu ciel de Marguerite Nikolaïevna, et de l’autre son propre chapeau et sa serviette. En voyant Natacha, Nikolaï Ivanovitch resta bouche bée. Reprenant un peu ses esprits, il expliqua, rouge comme une écrevisse, qu’il avait jugé de son devoir de ramasser la combinaison, de la rapporter personnellement…

– Et qu’as-tu dit ensuite, hein, vieux gredin ! s’écria Natacha avec des éclats de rire. Qu’as-tu dis, vieux débauché ! En as-tu promis, de l’argent ! Et tu as dit que Klavdia Petrovna ne saurait rien. Hein, dis, est-ce que je mens ?

À cette apostrophe, le pourceau ne put que détourner la tête d’un air penaud.

Tandis qu’elle gambadait dans la chambre, en riant, pour échapper aux entreprises de Nikolaï Ivanovitch, Natacha eut soudain l’idée de le barbouiller de crème. Le résultat la cloua sur place. En un instant, le visage de l’honorable habitant du rez-de-chaussée avait pris la forme d’un groin, et des sabots avaient poussé au bout de ses bras et de ses jambes. En se voyant dans la glace, Nikolaï Ivanovitch poussa un hurlement d’épouvante, mais il était trop tard. Et, quelques secondes plus tard, chevauché par Natacha, il s’envolait de Moscou le diable sait pour quelle destination, en sanglotant de désespoir.