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Et, pour montrer combien il était outragé, le chat s’enfla si bien qu’il parut sur le point d’éclater.

– Ah ! le coquin ! le fripon ! dit Woland en hochant la tête. C’est toujours ainsi quand nous jouons aux échecs dès qu’il voit que sa position est désespérée, il se met à vous assourdir de boniments, comme le dernier des charlatans. Assieds-toi et cesse immédiatement ces turlutaines.

– Je m’assieds, répondit le chat en s’asseyant, mais je m’élève contre ce dernier mot. Mes paroles ne sont pas du tout des turlutaines, selon l’expression que vous vous êtes permis d’employer en présence d’une dame, mais un chapelet de syllogismes solidement ficelés, qu’eussent appréciés selon leur mérite des connaisseurs tels que Sextus Empiricus, Martius Capella, voire – pourquoi pas ? – Aristote lui-même.

– Échec au roi, dit Woland.

– Faites, faites, je vous en prie, répondit le chat, qui se mit à examiner l’échiquier à travers son lorgnon.

– Donc, reprit Woland en s’adressant à Marguerite, j’ai l’honneur, donna, de vous présenter ma suite, Celui-là, qui fait le pitre, c’est le chat Béhémoth. Vous avez déjà fait connaissance avec Azazello et Koroviev. Et voici ma servante, Hella : elle est adroite, elle a l’esprit vif, et il n’est pas de service qu’elle ne soit à même de rendre.

La belle Hella sourit en tournant vers Marguerite ses yeux aux reflets verts, sans cesser de prendre l’onguent dans le creux de sa main pour l’étaler sur le genou de Woland.

– Eh bien, c’est tout, conclut Woland en faisant une grimace quand Hella pressait son genou un peu plus fortement. Compagnie peu nombreuse, comme vous le voyez, et de plus, disparate et sans malice.

Il se tut, et d’un air distrait, fit tourner son globe. Celui-ci avait été fabriqué avec un art si parfait que les océans bleus remuaient, et que la calotte du pôle paraissait réellement gelée et couverte de neige.

Sur l’échiquier, cependant, régnait la confusion. Le roi en manteau blanc, qui avait perdu toute contenance, piétinait sur sa case en levant les bras avec désespoir. Trois pions blancs en costume de lansquenets, armés de hallebardes, regardaient d’un air éperdu un officier qui, agitant son épée, leur montrait devant eux deux cases contiguës, une noire et une blanche, où l’on voyait deux cavaliers noirs de Woland dont les chevaux fougueux raclaient du sabot la surface de l’échiquier.

Marguerite s’aperçut, avec un étonnement et un intérêt extrêmes, que toutes les pièces du jeu étaient vivantes.

Le chat ôta son lorgnon et poussa légèrement son roi dans le dos. Dans son désespoir, celui-ci se couvrit machinalement le visage de ses bras.

– Ça va mal, mon cher Béhémoth, dit doucement Koroviev d’une voix fielleuse.

– La situation est grave, mais nullement désespérée, rétorqua Béhémoth. Bien plus : je suis pleinement certain de la victoire finale. Il suffit d’analyser sérieusement la situation.

Il procéda à cette analyse de façon quelque peu étrange, faisant mille grimaces et envoyant force clins d’œil à son roi.

– Ça ne servira à rien, remarqua Koroviev.

– Aïe ! s’écria Béhémoth ! Les perroquets se sont envolés, je l’avais prédit !

Effectivement, on entendit au loin le bruissement de dizaines d’ailes. Koroviev et Azazello se précipitèrent hors de la chambre.

– Que le diable vous emporte, avec vos petits jeux de société ! grogna Woland sans détacher les yeux de son globe.

À peine Koroviev et Azazello eurent-ils disparu que les clins d’œil de Béhémoth redoublèrent. Le roi blanc, enfin, comprit ce qu’on attendait de lui. Il ôta son manteau, le laissa tomber sur sa case, et s’enfuit de l’échiquier. L’officier ramassa le manteau royal, s’en revêtit et occupa la place du roi.

Koroviev et Azazello revinrent.

– Des bobards, comme d’habitude, grommela Azazello en regardant Béhémoth du coin de l’œil.

– Il m’avait semblé…, répondit le chat.

– Mais enfin, cela va-t-il durer longtemps ? demanda Woland. Échec au roi.

– J’ai sans doute mal entendu, mon maître, dit le chat. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir échec au roi.

– Je répète : échec au roi.

– Messire ! dit le chat d’une voix faussement angoissée. Vous êtes surmené, certainement. Il n’y a pas échec au roi !

– Ton roi est sur la case g2, dit Woland sans regarder l’échiquier.

– Messire, je suis consterné ! vociféra le chat en donnant à sa gueule un air de consternation. Il n’y a pas de roi sur cette case !

– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Woland perplexe en regardant l’échiquier, où l’officier qui occupait la case du roi tourna le dos et cacha sa tête sous son bras.

– Tu es une belle canaille, dit pensivement Woland.

– Messire ! J’en appelle de nouveau à la logique ! dit le chat en pressant ses pattes contre son cœur. Si un joueur annonce échec au roi et que, par ailleurs, il n’y a plus trace de ce roi sur l’échiquier, l’échec est déclaré nul.

– Abandonnes-tu, oui ou non ? s’écria Woland d’une voix terrible.

– Laissez-moi réfléchir, demanda humblement le chat, qui posa ses coudes sur la table, fourra ses deux oreilles entre ses pattes, et se mit à réfléchir.

Il réfléchit longuement, et dit enfin :

– J’abandonne.

– Cette créature obstinée est à tuer, murmura Azazello.

– Oui, j’abandonne, dit le chat, mais j’abandonne exclusivement parce qu’il m’est impossible de jouer dans cette atmosphère, persécuté comme je le suis par des envieux !

Il se leva, et les pièces du jeu d’échecs rentrèrent dans leur boîte.

– Hella, il est l’heure, dit Woland.

Et Hella quitta la chambre.

– J’ai mal à la jambe, reprit-il. Et avec ce bal…

– Voulez-vous me permettre ?…, demanda doucement Marguerite.

Woland la regarda attentivement, puis lui tendit son genou.

Aussi chaud que de la lave en fusion, le liquide brûla les mains de Marguerite, mais celle-ci, sans faire aucune grimace, se mit à frotter le genou de Woland, en s’efforçant de ne pas lui faire mal.

– Mes familiers affirment que c’est un rhumatisme, dit Woland sans quitter Marguerite des yeux. Mais je soupçonne fort que cette douleur au genou m’a été laissée en souvenir par une ravissante sorcière, que j’ai connue intimement en 1571, sur le Brocken, à l’assemblée des démons.

– Oh ! Est-ce possible ? dit Marguerite.

– Baliverne ! Dans trois cents ans il n’y paraîtra plus ! On m’a conseillé quantité de médicaments, mais je m’en tiens aux remèdes de ma grand-mère, comme au bon vieux temps. C’est qu’elle m’a laissé en héritage des herbes étonnantes, l’ignoble vieille ! Au fait, dites-moi, vous ne souffrez d’aucune douleur ? Il y a peut-être quelque chagrin, quelque tourment qui empoisonne votre âme ?

– Non, messire, il n’y a rien de tel, répondit l’intelligente Marguerite. Et en ce moment, près de vous, je me sens tout à fait bien.

– Le sang est une grande chose…, dit gaiement Woland, sans qu’on pût savoir pourquoi. (Puis il ajouta :) À ce que je vois, mon globe vous intéresse ?

– Oh ! oui, je n’ai jamais vu une chose pareille.

– Jolie chose, n’est-ce pas ? À franchement parler, je n’aime pas les dernières nouvelles diffusées par la radio. D’abord, elles sont toujours lues par on ne sait quelles jeunes filles, décidément incapables de prononcer de façon compréhensible les noms de lieux. De plus, une sur trois de ces demoiselles est affligée de bégaiement ou autre défaut de prononciation, comme si on les choisissait exprès pour cela. Mon globe est cent fois plus commode, d’autant plus que j’ai besoin d’avoir une connaissance exacte des événements. Tenez, par exemple, voyez-vous ce petit morceau de terre, dont l’océan baigne un côté ? Regardez : il se couvre de feu. La guerre vient d’y éclater. En vous approchant, vous verrez les détails.