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– Aux tulipes !

Instantanément, un petit mur de tulipes blanches s’éleva devant Marguerite. Au-delà, elle aperçut d’innombrables petites lampes masquées par des abat-jour et, derrière celles-ci, les poitrines blanches et les épaules noires d’hommes en habit. Marguerite comprit alors d’où venait ce bruit de bal. Le fracas des cuivres croulait sur elle, et le ruissellement des violons l’inondait comme une pluie de sang. Un orchestre de cent cinquante musiciens jouait une polonaise.

Lorsque l’homme en habit dressé devant l’orchestre aperçut Marguerite, il pâlit, sourit, et tout d’un coup, d’un geste des deux bras, fit lever les musiciens. Ceux-ci, sans s’interrompre un instant, continuèrent debout à déverser sur Marguerite un flot de musique. L’homme tourna le dos à l’orchestre et s’inclina très bas, les bras largement écartés. Marguerite, en souriant, lui fit un signe de la main.

– Non, non, ce n’est pas assez, lui chuchota Koroviev. Il n’en dormirait plus la nuit. Criez-lui : « Je vous salue, roi de la valse ! »

Marguerite obéit, et fut étonnée d’entendre sa voix aussi sonore qu’une cloche lancée à toute volée couvrir le tumulte de l’orchestre. L’homme tressaillit de joie et posa sa main gauche sur son cœur, tout en continuant, de sa main droite armée d’une baguette blanche, à diriger la musique.

– Pas assez encore, chuchota Koroviev. Regardez maintenant à gauche, les premiers violons, et faites-leur signe de telle sorte que chacun d’eux pense que vous l’avez reconnu personnellement. Il n’y a ici que des célébrités mondiales. Saluez celui-ci… derrière le premier pupitre, c’est Vieuxtemps !… Voilà, très bien… Et maintenant, continuons !

– Qui est le chef d’orchestre ! demanda Marguerite en quittant le sol.

– Johann Strauss ! cria le chat. Et que je sois pendu à une liane de la forêt tropicale si on a jamais vu, à un bal, pareil orchestre ! C’est moi qui l’ai invité ! Et vous remarquerez que pas un musicien ne s’est trouvé malade ou n’a refusé de venir !

Dans la salle suivante, il n’y avait pas de colonnes. L’un des murs était fait de roses – rouges, roses ou blanches comme du lait –, et l’autre, de camélias doubles du Japon. Déjà, entre ces murs, jaillissaient en moussant des fontaines de champagne, et le vin retombait en pétillant dans trois vasques transparentes, dont la première était d’un violet transparent, la seconde rubis, et la troisième cristalline. Auprès de ces vasques s’affairaient des nègres à turbans écarlates qui, à l’aide de puisoirs d’argent, remplissaient de champagne de larges coupes évasées. Dans un renfoncement du mur de roses était ménagée une estrade, sur laquelle se démenait furieusement un homme en frac rouge à queue de pie. Devant lui tonitruait à vous rompre les oreilles un jazz-band. Dès qu’il vit Marguerite, l’homme en rouge s’inclina devant elle, si bas que ses mains touchèrent le sol, puis il se redressa et vociféra :

– Alléluia !

Il fit claquer sa main droite sur son genou gauche – une ! –, sa main gauche sur son genou droit – deux ! –, arracha une cymbale des mains d’un musicien et en frappa violemment la colonne de l’estrade.

En reprenant son vol, Marguerite vit encore ce virtuose du jazz, qui s’efforçait de lutter contre la polonaise dont la tempête soufflait maintenant dans le dos de Marguerite, cogner à coups de cymbale les têtes de ses musiciens, qui se baissaient précipitamment avec une frayeur comique.

Enfin, ils arrivèrent à un palier – celui-là même, pensa Marguerite, où elle avait été accueillie, dans les ténèbres, par Koroviev et son bougeoir. On y était maintenant aveuglé par la lumière qui ruisselait de grappes de raisin de cristal. Marguerite fut installée là, et un socle d’améthyste vint se placer sous son bras gauche.

– Vous pourrez vous appuyer dessus, si vous vous sentez vraiment fatiguée, murmura Koroviev.

Un nègre glissa aux pieds de Marguerite un coussin sur lequel était brodé en fil d’or un caniche. Obéissant à une volonté invisible, elle y posa le pied droit, genou plié en avant. Marguerite essaya alors d’avoir une vue plus nette de ce qui l’entourait. Koroviev et Azazello se tenaient à ses côtés, dans une attitude pompeuse. Près d’Azazello, il y avait trois jeunes gens dont la physionomie rappela vaguement à Marguerite celle d’Abadonna. Sentant un air froid dans son dos, elle se retourna et vit que, du mur de marbre placé derrière elle, jaillissait une fontaine de vin mousseux qui coulait dans un bassin de glace. Contre sa jambe gauche, elle eut la sensation de quelque chose de chaud et de velu. C’était Béhémoth.

À quelques pas du trône de Marguerite s’amorçait le départ d’un monumental escalier couvert d’un tapis. Tout en bas – et si loin que Marguerite avait l’impression de regarder par le petit bout d’une lorgnette –, elle voyait une immense loge de portier, où béait une cheminée si remarquablement vaste que son âtre insondable, noir et froid, aurait pu contenir aisément un camion de cinq tonnes. La loge et l’escalier, inondés d’une lumière aveuglante, étaient vides. L’éclat des trompettes parvenait encore à Marguerite, mais assourdi par la distance. Une minute s’écoula ainsi, dans l’immobilité.

– Où sont donc les invités ? demanda enfin Marguerite à Koroviev.

– Ils vont arriver, reine, ils vont arriver à l’instant. Et nous n’en manquerons pas ! Vrai, j’aimerais mieux fendre du bois que de rester sur ce palier pour les recevoir.

– Quoi, fendre du bois ? reprit aussitôt le volubile Béhémoth. Je préférerais encore travailler comme receveur de tramway, bien qu’il n’y ait pas de pire travail au monde !

– Tout doit être prêt d’avance, reine, expliqua Koroviev dont l’œil brilla derrière son monocle brisé. Il n’y a rien de plus dégoûtant que de voir le premier invité traîner sans savoir que faire, tandis que sa mégère légitime lui scie le dos à lui chuchoter qu’ils sont arrivés avant tout le monde. Des bals de ce genre, c’est bon à jeter aux ordures, reine.

– Aux ordures précisément, approuva le chat.

– Dans une dizaine de secondes à peine, il sera minuit, reprit Koroviev. Ça va commencer.

Ces dix secondes semblèrent singulièrement longues à Marguerite. De toute évidence, elles étaient passées depuis longtemps, et rien, absolument rien de nouveau ne s’était produit. Mais soudain, une sorte de craquement se fit entendre dans l’énorme cheminée, et on vit jaillir de sa gueule un gibet, où pendaient les restes d’un cadavre à demi tombé en poussière. La chose se détacha de la corde et s’écrasa à terre, et aussitôt un homme en surgit, un bel homme à cheveux noirs, en habit et souliers vernis. De la cheminée sortit alors un cercueil de faibles dimensions, rongé de pourriture ; son couvercle tomba, et il vomit une autre dépouille informe. Le bel homme s’en approcha galamment et lui offrit son bras arrondi. La dépouille se reconstitua en une jeune femme vive et remuante, chaussée d’escarpins noirs et coiffée de plumes noires. Tous deux, l’homme et la femme, gravirent rapidement l’escalier.

– Voici les premiers ! s’écria Koroviev. M. Jacques et son épouse. Je vous présente, reine, un homme des plus intéressants. Faux-monnayeur convaincu, coupable de haute trahison, mais fort estimable alchimiste. S’est rendu célèbre – chuchota Koroviev à l’oreille de Marguerite – en empoisonnant la maîtresse du roi. Avouez que ce n’est pas donné à tout le monde ! Regardez comme il est beau !

Pâle, la bouche ouverte, Marguerite, qui regardait en has, vit disparaître potence et cercueil dans un renfoncement de la loge.