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Dans le souvenir confus que Marguerite garda de ce chaos surnageait un visage de femme abruti d’ivresse, au regard stupide – mais, dans sa stupidité, toujours implorant –, et un seul mot : « Frieda. »

L’odeur du vin faisait tourner la tête de Marguerite, et elle allait s’éloigner quand le chat exécuta un numéro qui la retint près du bassin. Béhémoth fit quelques passes magiques devant le mufle de Neptune, et instantanément, la masse houleuse du champagne disparut à grand bruit du bassin. Neptune vomit alors un flot de liquide jaune foncé, qui ne moussait ni ne pétillait plus. Les dames glapirent :

– Du cognac ! et, s’écartant vivement des bords du bassin, se réfugièrent derrière les colonnes.

Le bassin fut rempli en quelques secondes, et le chat, après avoir tournoyé trois fois en l’air, plongea dans les flots agités du cognac. Quand il en ressortit, soufflant et s’ébrouant, sa cravate mouillée pendait lamentablement, et il avait perdu son lorgnon et la dorure de ses moustaches. Une seule femme – la facétieuse couturière – suivit l’exemple de Béhémoth, avec son cavalier, un jeune mulâtre inconnu. Tous deux plongèrent dans le cognac, mais Koroviev prit le bras de Marguerite, et ils abandonnèrent les baigneurs.

Marguerite s’aperçut vaguement qu’elle passait en volant près d’énormes vasques de pierre qui contenaient des montagnes d’huîtres. Puis elle survola un parquet de verre sous lequel ronflaient des feux d’enfer ; autour de ceux-ci, s’affairaient des silhouettes blanches de cuisiniers diaboliques. Quelque part encore – elle avait renoncé à s’orienter – elle vit des caves sombres où brûlaient des flambeaux, où des jeunes filles servaient de la viande grillée sur des braises ardentes, et où l’on vida de grandes chopes à sa santé. Elle vit ensuite des ours blancs qui jouaient de l’accordéon et exécutaient une danse populaire russe sur une estrade, une salamandre qui faisait des tours de passe-passe dans le foyer ardent d’une cheminée… Et pour la deuxième fois, elle sentit que ses forces la trahissaient.

– Dernière apparition, chuchota Koroviev d’un air préoccupé, et nous serons libres.

Accompagnée de Koroviev, Marguerite parut de nouveau dans la salle de bal. Mais on n’y dansait plus, et l’incalculable foule des invités s’était tassée entre les colonnes, dégageant tout le milieu de la salle. Marguerite ne put se rappeler qui l’avait aidé à monter sur une sorte de trône élevé en plein centre de l’espace libre. Quand elle y eut pris place, elle entendit, avec étonnement, résonner quelque part les douze coups de minuit – heure depuis longtemps passée, d’après ses calculs. Au dernier coup de cette horloge, dont il était impossible de deviner l’emplacement, le silence tomba sur la foule.

Alors, de nouveau, Marguerite vit Woland. Il s’avançait, entouré d’Abadonna, d’Azazello et de quelques jeunes hommes vêtus de noir qui ressemblaient à Abadonna. Marguerite apercevait maintenant, en face d’elle, un autre trône, préparé pour Woland. Mais il ne l’utilisa pas. Marguerite fut frappée de voir que Woland, pour cette dernière et solennelle apparition au bal, était vêtu exactement comme il l’était auparavant dans la chambre. La même chemise de nuit tachée et rapiécée pendait sur ses épaules, et ses pieds étaient glissés dans des pantoufles éculées. Il était armé d’une épée nue, dont il se servait comme d’une canne.

En boitillant, Woland vint s’arrêter près de son piédestal, et à l’instant même, Azazello parut devant lui avec un plat dans les mains. Et sur ce plat, Marguerite vit une tête d’homme coupée, dont les dents de devant étaient brisées. Un silence total régnait toujours, qui ne fut interrompu qu’une fois par un tintement, affaibli par la distance et incompréhensible dans la conjoncture présente – le tintement de la sonnette d’une porte d’entrée.

– Mikhaïl Alexandrovitch, dit doucement Woland à la tête.

Alors, les paupières de celle-ci se soulevèrent, et Marguerite sursauta violemment en voyant dans ce visage mort apparaître deux yeux vivants, chargés de pensées et de douleur.

– Tout s’est accompli, n’est-il vrai ? continua Woland en regardant la tête dans les yeux. Votre tête a été coupée par une femme, la réunion n’a pas eu lieu et je loge chez vous. Ce sont des faits. Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde. Mais ce qui nous intéresse maintenant, c’est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis. Vous avez toujours été un ardent défenseur de la théorie selon laquelle, lorsqu’on coupe la tête d’un homme, sa vie s’arrête, lui-même se transforme en cendres et s’évanouit dans le non-être. Il m’est agréable de vous informer, en présence de mes invités, et bien que leur présence même soit la démonstration d’une tout autre théorie, que votre théorie à vous ne manque ni de solidité ni d’ingéniosité. D’ailleurs, toutes les théories se valent. Il en est une, par exemple, selon laquelle il sera donné à chacun selon sa foi. Ainsi soit-il ! Vous vous évanouissez dans le non-être, et moi, dans la coupe en laquelle vous allez vous transformer, je serai heureux de boire à l’être !

Woland leva son épée. Immédiatement, la peau de la tête noircit, se recroquevilla, puis se détacha par morceaux, les yeux disparurent, et bientôt Marguerite vit sur le plat un crâne jaunâtre, aux yeux d’émeraude et aux dents de perles, monté sur un pied d’or. Le couvercle du crâne tourna autour d’une charnière et s’ouvrit.

– Dans une seconde, messire, dit Koroviev en réponse à un regard interrogateur de Woland, il va se présenter devant vous. J’entends déjà, dans ce silence sépulcral, le grincement de ses souliers vernis et le tintement du verre qu’il vient de reposer sur une table, après avoir bu du champagne pour la dernière fois de sa vie. Et le voici.

Un nouvel invité, seul, entra dans la salle et s’avança vers Woland. Extérieurement, rien ne le distinguait des innombrables invités en habit, sauf une chose : le nouveau venu chancelait littéralement d’émotion, ce qui était visible même de loin. Des taches rouges enflammaient ses joues, et ses yeux roulaient, hagards. Il était abasourdi, et cela était parfaitement naturel : tout contribuait à le frapper d’étonnement, et en premier lieu, bien entendu, l’accoutrement de Woland.

Cependant, l’invité fut accueilli avec une parfaite affabilité.

– Ah ! très cher baron Meigel, dit Woland en adressant un sourire amène au baron, dont les yeux semblèrent jaillir des orbites. Je suis heureux de vous présenter (ajouta Woland pour les invités) le très honorable baron Meigel, chargé par la Commission des spectacles de faire connaître aux étrangers les curiosités de la capitale.

Marguerite défaillit, car elle reconnaissait ce Meigel. À plusieurs reprises, elle l’avait rencontré dans les théâtres et les restaurants de Moscou. « Mais alors, pensa Marguerite, il serait donc mort, lui aussi ?… » Mais tout s’expliqua à l’instant.

– Ce cher baron, continua Woland avec un sourire joyeux, a eu la charmante bonne grâce, apprenant mon arrivée à Moscou, de me téléphoner aussitôt pour m’offrir ses services dans sa spécialité, c’est-à-dire me montrer les curiosités. Il va sans dire que j’ai été heureux de l’inviter chez moi.

À ce moment, Marguerite vit Azazello passer le crâne et le plat à Koroviev.

– À propos, baron, dit Woland en baissant la voix sur un ton d’intimité, des bruits ont couru sur votre extraordinaire curiosité. On dit que, jointe à votre loquacité non moins développée, elle a attiré l’attention générale. De plus, les mauvaises langues ont lâché le mot : vous êtes un mouchard et un espion. De plus encore, on tient pour probable que cela vous conduira à une triste fin, et ce, pas plus tard que dans un mois. Aussi, dans le but de vous épargner cette pénible attente, avons-nous décidé de vous aider en mettant à profit le fait que vous vous êtes fait inviter chez moi précisément dans l’intention d’en voir et d’en entendre le plus possible.