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Le baron devint plus pâle qu’Abadonna, qui pourtant était exceptionnellement pâle par nature, puis il se produisit quelque chose de bizarre. Abadonna se planta devant le baron, et l’espace d’une seconde ôta ses lunettes. Au même instant, un éclair jaillit des mains d’Azazello, il y eut un petit bruit sec pareil à un claquement de mains, et le baron commença à tomber à la renverse, tandis qu’un sang vermeil giclait de sa poitrine et inondait son plastron empesé et son gilet. Koroviev plaça la coupe sous le jet de sang et l’offrit pleine à Woland. Quant au corps sans vie du baron, il était déjà allongé par terre.

– Je bois à votre santé, Messieurs, dit Woland d’une voix égale, et, levant la coupe, il la porta à ses lèvres.

Survint alors une métamorphose, La chemise de nuit rapiécée et les pantoufles éculées disparurent. Woland reparut vêtu d’une chlamyde noire, une épée d’acier au côté. Il s’approcha rapidement de Marguerite, lui présenta la coupe et dit d’un ton impérieux :

– Bois !

Étourdie, Marguerite chancela, mais la coupe touchait ses lèvres, et une voix dont elle ne put déterminer la provenance lui chuchota dans les deux oreilles :

– Ne craignez rien, reine… Ne craignez rien, reine, le sang a depuis longtemps été absorbé par la terre. Et là où il s’est répandu, poussent déjà des grappes de raisin.

Sans rouvrir les yeux, Marguerite but une gorgée, et une onde de volupté courut dans ses veines, et ses oreilles tintèrent. Il lui sembla que quelque part, des coqs lançaient leur cri assourdissant, et qu’un orchestre invisible jouait une marche. La foule perdit alors sa physionomie hommes et femmes tombaient en poussière. La putréfaction, sous les yeux de Marguerite, gagna rapidement toute la salle, au-dessus de laquelle flotta une odeur de caveau. Les colonnes craquèrent et s’effondrèrent, les lumières s’éteignirent, tout se flétrit, et il ne resta rien des fontaines, des camélias et des tulipes. Il n’y eut plus que ce qui avait été : le modeste salon de la bijoutière, où une porte entrouverte laissait passer un rai de lumière. Marguerite franchit cette porte.

CHAPITRE XXIV. Réapparition du maître

Dans la chambre de Woland, tout était comme avant le bal. Woland était toujours sur le lit en chemise de nuit, seulement Hella ne lui frottait plus le genou ; sur la table où se trouvait tout à l’heure le jeu d’échecs, elle dressait le couvert du dîner. Koroviev et Azazello, qui avaient ôté leur frac, étaient déjà à table, et, naturellement, le chat avait pris place à côté d’eux. Il n’avait pas voulu se séparer de sa cravate, bien que celle-ci fût réduite à une loque parfaitement dégoûtante. Marguerite, chancelante, s’approcha de la table et s’y appuya. Comme naguère, Woland lui fit signe de venir et, d’un geste, l’invita à s’asseoir près de lui.

– Eh bien, vous voilà exténuée ? demanda Woland.

– Oh ! non, messire, répondit Marguerite d’une voix si faible qu’on l’entendit à peine.

Noblesse oblige, fit remarquer le chat, qui versa à Marguerite, dans un verre à bordeaux, un liquide transparent.

– C’est de la vodka ? demanda faiblement Marguerite.

Sur sa chaise, le chat sauta d’indignation.

– Y pensez-vous, reine ? grinça-t-il. Est-ce que je me permettrais de verser de la vodka à une dame ? C’est de l’alcool pur !

Marguerite sourit et tenta de repousser le verre.

– Buvez sans crainte, dit Woland, et Marguerite prit aussitôt le verre dans ses mains.

– Hella, assieds-toi, ordonna Woland, et il expliqua à Marguerite : La nuit de la pleine lune est une nuit de fête, et je dîne toujours dans la compagnie intime de mes proches et de mes serviteurs. Alors, comment vous sentez-vous ? Comment s’est passé ce bal harassant ?

– Renversant ! jacassa Koroviev. Ils sont tous enchantés, époustouflés, amoureux ! Quel tact, quel savoir-faire, quelle séduction, quel charme !

Sans mot dire, Woland leva son verre et trinqua avec Marguerite. Celle-ci but avec résignation, et sa dernière pensée fut qu’elle ne survivrait pas à ce verre d’alcool. Mais il n’arriva rien de mauvais. Une chaleur vivante coula dans le ventre de Marguerite, qui ressentit en même temps comme un léger choc à la nuque, et ses forces revinrent comme si elle venait de se lever après un long sommeil réparateur. En outre, elle sentit s’allumer en elle une faim de loup. Quand elle se souvint qu’elle n’avait rien pris depuis la veille au matin, son appétit redoubla… Elle se mit à manger goulûment du caviar.

Béhémoth coupa une tranche d’ananas, la saupoudra de sel et de poivre, la mangea, après quoi il se jeta si crânement dans le gosier un deuxième verre d’alcool que tout le monde applaudit.

Quant Marguerite eut bu son second verre, l’éclat des candélabres se fit plus vif et les flammes montèrent plus haut dans la cheminée. Marguerite n’éprouvait aucune ivresse. En plantant ses dents blanches dans la viande, elle sentait avec délectation le jus lui couler dans la bouche. En même temps, elle observait Béhémoth qui était en train de tartiner une huître de moutarde.

– Tu devrais aussi y ajouter un peu de raisin, dit doucement Hella en poussant le chat du coude.

– Je te prie de te mêler de ce qui te regarde, répondit Béhémoth. Je sais me tenir à table, n’ayez crainte, et quand j’y suis, je n’aime pas qu’on me dérange !

– Ah ! comme c’est agréable, chevrota Koroviev, de dîner comme ça, auprès d’un bon feu, et à la bonne franquette, en petit comité.

– Non, Fagoth, répliqua le chat, le bal a aussi son charme et sa grandeur.

– Pas du tout, dit Woland, un bal n’a ni charme ni grandeur. Et ces ours imbéciles, ainsi que les tigres du bar, avec leurs rugissements, ont failli me donner la migraine.

– À vos ordres, messire, dit le chat. Si vous trouvez qu’un bal n’a aucune grandeur, j’adopte immédiatement et pour toujours cette opinion.

– Prends garde à toi ! répondit Woland.

– Je plaisantais, répondit humblement le chat. Quant aux tigres, je vais donner l’ordre de les faire rôtir.

– Les tigres, ça ne se mange pas, dit Hella.

– Vous croyez ? Alors, écoutez, je vous prie, répliqua le chat.

Et, les yeux mi-clos de plaisir, il raconta qu’une fois, il avait erré pendant dix-neuf jours dans un désert et qu’il s’était nourri uniquement de la viande d’un tigre tué par lui. Tous écoutèrent avec intérêt ce curieux récit, et quand Béhémoth eut terminé, tous s’écrièrent en chœur :

– Mensonge !

– Et le plus intéressant dans ce mensonge, dit Woland, c’est qu’il est mensonger du premier au dernier mot.

– Ah ! bon ? Mensonge ? s’écria le chat, et tous pensèrent qu’il allait se mettre à protester, mais il dit simplement d’une voix paisible : L’Histoire nous jugera.

– Mais dites-moi, fit Margot, un peu excitée par l’alcool, en se tournant vers Azazello : Ce baron, vous lui avez tiré dessus ?

– Naturellement, répondit Azazello. Comment ne pas lui tirer dessus ? Il fallait bien lui tirer dessus.

– Ah ! quelle émotion ! s’écria Marguerite. C’était si inattendu !