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– Pourquoi évites-tu de me regarder en face quand tu sers ? Aurais-tu volé quelque chose ?

Le visage noir du serviteur africain était devenu gris et, les yeux remplis d’une terreur mortelle, il s’était mis à trembler au point qu’il avait failli casser un deuxième cruchon. Mais la colère du procurateur s’était envolée aussi vite qu’elle était venue. L’Africain s’était précipité pour ramasser les morceaux et essuyer la tache, mais le procurateur l’avait congédié d’un geste de la main, et l’esclave s’était enfui. Et la tache était restée.

Au moment où se déchaîna l’ouragan, l’Africain était caché près d’une niche où se trouvait la statue d’une femme nue à la tête inclinée ; il craignait de se montrer inopportunément à la vue du procurateur et, en même temps, il avait peur, en restant là, de manquer à son appel.

Étendu sur son lit dans la demi-obscurité de l’orage, le procurateur se servait lui-même des coupes de vin qu’il buvait à longs traits. De temps en temps, il allongeait la main et rompait de petits morceaux de pain qu’il mangeait, gobait quelques huîtres et mâchait du citron, puis buvait de nouveau.

Sans le mugissement des trombes d’eau, sans les coups de tonnerre qui menaçaient, semblait-il, d’aplatir le toit du palais, sans le bruit sec des grêlons qui rebondissaient sur les marches de la terrasse, on aurait pu entendre le procurateur grommeler et parler tout seul. Et si les fugaces crépitements du feu céleste s’étaient changés en une lumière continue, un observateur aurait pu voir que les yeux du procurateur, rougis par ses dernières nuits sans sommeil et par le vin, exprimaient l’impatience, que le Procurateur, s’il regardait de temps en temps les deux roses blanches qui étaient venues se noyer dans la flaque rouge, tournait constamment son visage vers le jardin, face aux tourbillons d’eau et de sable, qu’il attendait quelqu’un, et qu’il attendait avec impatience.

Un certain temps s’écoula et, devant les yeux du procurateur, le rideau de pluie s’éclaircit un peu. En dépit de toute sa fureur, l’ouragan faiblissait. Déjà, on n’entendait plus de craquements ni de chutes de branchages. Les éclairs et les coups de tonnerre se raréfiaient. Au-dessus de Jérusalem, ce n’était plus un linceul violet frangé de blanc qui s’étendait, mais un ciel ordinaire, cotonneux et gris – une nuée d’arrière-garde. L’orage fuyait vers la mer Morte.

On pouvait maintenant distinguer le bruissement de la pluie, les bruits de l’eau qui courait dans les chéneaux et dévalait en cascades les marches du grand escalier que le procurateur avait descendu quelques heures plus tôt pour aller annoncer la sentence sur la place. Enfin, on perçut le clapotis d’une fontaine, jusqu’alors complètement étouffé. Le ciel s’éclaircit. Dans l’océan gris qui courait vers l’est s’ouvrirent des fenêtres bleues.

À ce moment, à travers le crépitement affaibli et intermittent de la pluie, le procurateur saisit de lointains appels de trompettes, mêlés au piétinement assourdi de centaines de sabots de chevaux. À ces bruits, il sortit de son immobilité et son visage s’anima. C’était l’aile de cavalerie qui revenait du mont Chauve. À en juger par la direction du bruit, elle traversait la place où avait été annoncée la sentence.

Enfin, le procurateur entendit les pas si impatiemment attendus. Des sandales claquèrent sur les dalles mouillées de l’escalier qui menait à la terrasse supérieure du jardin, juste devant le péristyle. Le procurateur tendit le cou et ses yeux brillèrent de joie.

Entre les deux lions de marbre apparut d’abord une tête dissimulée sous un capuchon, puis le corps d’un homme complètement trempé vêtu d’un manteau qui lui collait au corps. C’était l’homme qui, avant la sentence, avait échangé quelques mots à voix basse avec le procurateur, dans une chambre obscure du palais, et qui, durant le supplice, était demeuré assis sur un tabouret à trois pieds, jouant avec un bâton.

Sans prendre garde aux flaques d’eau, l’homme au capuchon traversa la terrasse, s’avança sur le sol de mosaïque du péristyle et, levant le bras, dit d’une voix de ténor sonore et agréable :

– Santé et joie au Procurateur !

L’homme parlait latin.

– Dieux ! s’écria Pilate. Mais vous n’avez plus un poil de sec ! Quel ouragan, hein ! Entrez immédiatement chez moi, je vous prie, et faites-moi le plaisir de vous changer.

Le nouveau venu rejeta son capuchon en arrière, découvrant sa tête complètement mouillée aux cheveux collés sur le front. Un sourire poli se dessina sur son visage rasé et il refusa d’aller se changer, affirmant que cette petite pluie ne lui avait été d’aucun désagrément.

– Je ne veux rien entendre, dit Pilate en frappant dans ses mains.

À ce bruit, les esclaves sortirent de leur cachette. Pilate leur ordonna de prendre soin de son hôte puis, aussitôt après, de servir un plat chaud.

Il ne fallut que très peu de temps à l’homme au capuchon pour se sécher la tête, changer de vêtements et de chaussures, et pour remettre, en général, de l’ordre dans sa toilette. Un instant plus tard, il reparaissait dans le péristyle vêtu d’un manteau militaire pourpre, chaussé de sandales propres et les cheveux peignés.

Cependant, le soleil était revenu à Jérusalem. Avant de plonger dans la Méditerranée et de disparaître, il envoya des rayons d’adieu à la ville haïe du procurateur, dont quelques-uns vinrent dorer les marches du péristyle. Revenue à la vie, la fontaine chantait à cœur joie, des pigeons se promenaient à nouveau dans les allées, sautant par-dessus les branches cassées et picorant on ne sait quoi dans le sable détrempé. La flaque rouge avait été essuyée, les débris du cruchon balayés et, sur la table, fumait un plat de viande.

– J’écoute les ordres du procurateur, dit l’homme en s’approchant de la table.

– Vous n’écouterez rien du tout tant que vous ne serez pas assis et que vous n’aurez pas bu de vin, dit aimablement Pilate en désignant le second lit.

L’homme s’y étendit et l’esclave lui servit une coupe d’épais vin rouge. Un autre serviteur, se penchant avec précaution sur l’épaule de Pilate, remplit la coupe du procurateur. Après quoi, celui-ci les renvoya tous deux d’un geste.

Pendant que son hôte mangeait et buvait, Pilate, tout en dégustant son vin à petits coups, le dévisageait à travers la fente étroite de ses paupières. C’était un homme d’âge moyen, doué d’un agréable visage rond et net, et d’un nez charnu. Ses cheveux étaient d’une couleur indéfinissable. Pour l’instant, comme ils n’étaient pas encore secs, ils paraissaient clairs. Il eût été difficile de déterminer sa nationalité. Le trait essentiel de son visage était, peut-être, son expression de bonhomie, quelque peu gâtée, du reste, par ses yeux ou, plus précisément, non par ses yeux eux-mêmes, mais par la façon qu’il avait de regarder son interlocuteur. Habituellement, il dissimulait ses petits yeux sous des paupières mi-closes – paupières un peu étranges, légèrement bouffies. Le mince regard qu’elles laissaient filtrer alors brillait d’une malice sans méchanceté. Il faut croire, sans doute, que l’hôte du procurateur était enclin à l’humour. Mais, par moments, chassant complètement cette lueur d’humour, l’homme ouvrait soudain ses paupières et posait sur son interlocuteur un regard insistant, comme s’il voulait étudier rapidement quelque tache insoupçonnée sur le nez de celui-ci. Cela durait peu : les paupières retombaient, la fente s’étrécissait et la lueur du regard révélait à nouveau un esprit débonnaire et malicieux.

L’invité ne refusa pas une seconde coupe de vin, avala quelques huîtres avec une visible jouissance, goûta aux légumes cuits, mangea un morceau de viande. Rassasié, il fit l’éloge du vin :