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Le visage rose, l’invité se leva et s’inclina devant le procurateur :

– Je ne fais que remplir mon devoir au service de l’Empereur, dit-il.

– Mais je voudrais vous demander, continua l’hegemon, si l’on vous propose une mutation avec avancement, de refuser et de rester ici. Il m’en coûterait beaucoup de me séparer de vous. Ils trouveront bien un autre moyen de vous récompenser.

– Je suis heureux de servir sous vos ordres, hegemon.

– Cela me fait grand plaisir. Maintenant, la deuxième question. Elle concerne ce… comment, déjà… Judas, de Kerioth.

L’hôte lança au procurateur son regard particulier qu’il éteignit, comme de coutume, aussitôt.

– On dit, continua le procurateur en baissant la voix, qu’il aurait touché de l’argent pour avoir reçu chez lui, avec tant de cordialité, ce philosophe insensé.

– Il va en toucher, rectifia doucement le chef du service secret.

– La somme est-elle importante ?

– Cela, personne ne peut le savoir, hegemon.

– Pas même vous ? demanda Pilate avec un étonnement élogieux.

– Hélas ! pas même moi, répondit calmement son interlocuteur. Mais ce que je sais, c’est qu’il touchera cet argent ce soir. Il est convoqué pour aujourd’hui au palais de Caïphe.

– Ah ! le vieux grippe-sou ! dit en riant le procurateur. Car c’est bien un vieillard, n’est-ce pas ?

– Le procurateur ne se trompe jamais, mais cette fois il est dans l’erreur, répondit aimablement l’hôte. L’homme de Kerioth est un jeune homme.

– Tiens ! Et pouvez-vous me tracer rapidement son portrait ? Un fanatique ?

– Oh ! non, procurateur.

– Bien. Et quoi encore ?

– Il est très beau.

– Ensuite ? Il a bien, sans doute, quelque passion ?

– Dans cette ville énorme, il est difficile de bien connaître tout le monde, procurateur…

– Non, non, Afranius ! Ne diminuez pas vos mérites.

– Il n’a qu’une passion, procurateur. (L’invité fit une brève pause.) La passion de l’argent.

– Et que fait-il ?

Afranius leva la tête vers le plafond, réfléchit, puis répondit :

– Il travaille chez l’un de ses parents, qui tient une boutique de change.

– Ah ! bon. Bon, bon, bon. (Le procurateur se tut, regarda s’ils étaient bien seuls, et dit à voix basse :) Voici ce qu’il y a : Aujourd’hui, j’ai été informé qu’il serait assassiné cette nuit.

À ces mots, non seulement l’hôte projeta son étrange regard sur le procurateur, mais il le maintint quelque temps. Après quoi, il répondit :

– Procurateur, vous avez exprimé une opinion beaucoup trop flatteuse à mon sujet et, pour moi, je ne mérite pas un rapport à Rome. Car je n’ai pas eu cette information.

– Vous méritez les plus hautes récompenses, répliqua le procurateur. Mais cette information existe.

– Et oserai-je vous demander de qui vous la tenez ?

– Permettez-moi de ne pas vous le dire pour l’instant, d’autant plus qu’il s’agit de renseignements fortuits, d’origine douteuse, et par conséquent suspects. Mais je suis obligé de tout prévoir. C’est mon devoir, et de plus je crois à mes pressentiments, car ils ne m’ont jamais trompé. Toujours est-il que, d’après mes informations, un des amis clandestins de Ha-Nozri, indigné par la monstrueuse trahison de ce changeur, doit s’entendre avec des complices pour l’assassiner cette nuit, puis déposer l’argent de la trahison chez le grand-prêtre avec ce mot : « Reprends cet argent maudit. »

Le chef du service secret n’envoya pas son regard surprenant à l’hegemon, mais continua d’écouter, les yeux mi-clos. Pilate reprit :

– Imaginez la chose. Croyez-vous qu’il sera agréable au grand-prêtre, une nuit de fête, de recevoir pareil cadeau ?

– Non seulement cela lui sera désagréable, dit l’hôte en souriant, mais je pense, procurateur, que cela provoquera un très grand scandale.

– Je suis exactement de cet avis. C’est pourquoi je vous prie de vous occuper de cette affaire, c’est-à-dire de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection de Judas de Kerioth.

– L’ordre de l’hegemon sera exécuté, dit Afranius, mais je dois rassurer l’hegemon : le projet de ces scélérats est presque irréalisable. Songez-y (l’hôte se retourna, puis reprit :), dépister son homme, le tuer, découvrir combien il a touché, puis trouver le moyen de retourner cet argent à Caïphe, tout cela en une seule nuit ? Cette nuit ?

– Et pourtant, ils l’égorgeront cette nuit, répéta Pilate obstiné. Je vous le dis, j’en ai le pressentiment ! Et en aucun cas mes pressentiments ne m’ont trompé.

Le visage du procurateur se crispa, et d’un geste bref, il frotta ses mains moites.

– À vos ordres, répondit docilement l’invité. (Puis il se leva, se redressa et, soudain, demanda d’un ton rude :) Ainsi, ils vont l’assassiner, hegemon ?

– Oui, répondit Pilate, et je mets tout mon espoir dans votre efficacité, qui fait l’admiration de tous.

L’hôte rajusta sa lourde ceinture sous son manteau et dit :

– Mes respects, et tous mes vœux de joie et de santé !

– Ah ! mais, s’écria Pilate à mi-voix, j’avais complètement oublié ! Je vous dois de l’argent !…

L’invité s’étonna.

– Mais non, procurateur, vous ne me devez rien.

– Comment, rien ? Quand je suis entré à Jérusalem, rappelez-vous cette foule de mendiants… je voulais leur jeter de l’argent, mais je n’en avais pas sur moi, et je vous en ai emprunté.

– Oh ! procurateur, ce n’était qu’une bagatelle !

– Il ne faut rien oublier, pas même les bagatelles.

Pilate se tourna, souleva son manteau posé sur un fauteuil derrière lui, trouva dessous une bourse de cuir qu’il tendit à son hôte. Celui-ci la prit, s’inclina et la cacha sous son manteau.

– J’attends, dit Pilate, votre rapport sur l’enterrement, ainsi que sur cette affaire de Judas, cette nuit, vous m’entendez, Afranius, cette nuit même. La garde aura l’ordre de me réveiller dès que vous vous présenterez ici. Je vous attends.

– Mes respects, dit le chef du service secret.

Puis, tournant le dos, il quitta le péristyle. On entendit le crissement du sable mouillé sous ses pieds, puis le claquement de ses sandales sur le marbre quand il passa entre les deux lions. Ses jambes, puis son corps et enfin son capuchon disparurent. Le procurateur s’aperçut alors que le soleil était parti, et que le crépuscule tombait.

CHAPITRE XXVI. L’enterrement

Ce crépuscule fut peut-être la cause du brutal changement qui se produisit dans l’aspect du procurateur. Il parut vieilli tout d’un coup, voûté et, de plus, anxieux. Il promena un regard inquiet autour de lui et, sans raison apparente, sursauta, en posant les yeux sur le fauteuil vide sur le dossier duquel était jeté son manteau. La nuit de fête s’approchait, les ombres du soir jouaient sous les colonnes, et le procurateur fatigué avait probablement cru voir quelqu’un assis dans le fauteuil vide. Cédant à la peur, le procurateur remua le manteau. Puis il le laissa retomber et se mit à arpenter le péristyle, tantôt se frottant les mains fébrilement, tantôt revenant vivement à la table pour saisir sa coupe de vin, tantôt s’arrêtant pour contempler d’un œil stupide la mosaïque du sol, comme s’il essayait d’y déchiffrer on ne sait quels caractères…