Aussi dans la lutte politique prennent-ils une part active à toutes les mesures de violence contre la classe ouvrière. Et dans leur vie de tous les jours, en dépit de leur phraséologie pompeuse, ils s'accommodent très bien de cueillir les pommes d'or et de troquer la fidélité, l'amour et l'honneur contre le commerce de la laine, de la betterave à sucre et de l'eau-de-vie [32].
De même que le prêtre et le seigneur féodal marchèrent toujours la main dans la main, de même le socialisme clérical marche côte à côte avec le socialisme féodal.
Rien n'est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l'ascétisme chrétien. Le christianisme ne s'est-il pas élevé lui aussi contre la propriété privée, le mariage, l'Etat? Et à leur place n'a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l'Eglise? Le socialisme chrétien n'est que l'eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l'aristocratie.
b) Le socialisme petit-bourgeois
L'aristocratie féodale n'est pas la seule classe qu'ait ruinée la bourgeoisie, elle n'est pas la seule classe dont les conditions d'existence s'étiolent et dépérissent dans la société bourgeoise moderne. Les bourgeois et les petits paysans du moyen âge étaient les précurseurs de la bourgeoisie moderne. Dans les pays où l'industrie et le commerce sont moins développés, cette classe continue à végéter à côté de la bourgeoisie florissante.
Dans les pays où s'épanouit la civilisation moderne, il s'est formé une nouvelle classe de petits bourgeois qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie; fraction complémentaire de la société bourgeoise, elle se reconstitue sans cesse; mais, par suite de la concurrence, les individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement progressif de la grande industrie, ils voient approcher l'heure où ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le commerce, la manufacture et l'agriculture par des contremaîtres et des employés.
Dans les pays comme la France, où les paysans forment bien plus de la moitié de la population, il est naturel que des écrivains qui prenaient fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie aient appliqué à leur critique du régime bourgeois des critères petits-bourgeois et paysans et qu'ils aient pris parti pour les ouvriers du point de vue de la petite bourgeoisie. Ainsi, se forma le socialisme petit-bourgeois. Sismondi [33] est le chef de cette littérature, non seulement en France, mais en Angleterre aussi.
Ce socialisme analysa avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes au régime de la production moderne. Il mit à nu les hypocrites apologies des économistes. Il démontra d'une façon irréfutable les effets meurtriers du machinisme et de la division du travail, la concentration des capitaux et de la propriété foncière, la surproduction, les crises, la fatale décadence des petits bourgeois et des paysans, la misère du prolétariat, l'anarchie dans la production, la criante disproportion dans la distribution des richesses, la guerre d'extermination industrielle des nations entre elles, la dissolution des vieilles moeurs, des vieilles relations familiales, des vieilles nationalités.
A en juger toutefois d'après son contenu positif, ou bien ce socialisme entend rétablir les anciens moyens de production et d'échange, et, avec eux, l'ancien régime de propriété et toute l'ancienne société, ou bien il entend faire entrer de force les moyens modernes de production et d'échange dans le cadre étroit de l'ancien régime de propriété qui a été brisé, et fatalement brisé, par eux. Dans l'un et l'autre cas, ce socialisme est à la fois réactionnaire et utopique.
Pour la manufacture, le régime corporatif; pour l'agriculture, le régime patriarcaclass="underline" voilà son dernier mot.
Au dernier terme de son évolution, cette école est tombée dans le lâche marasme des lendemains d'ivresse.
c) Le socialisme allemand ou socialisme "vrai"
La littérature socialiste et communiste de la France, née sous la pression d'une bourgeoisie dominante, expression littéraire de la révolte contre cette domination, fut introduite en Allemagne au moment où la bourgeoisie commençait sa lutte contre l'absolutisme féodal.
Philosophes, demi-philosophes et beaux esprits allemands se jetèrent avidement sur cette littérature, mais ils oublièrent seulement qu'avec l'importation de la littérature française en Allemagne, les conditions de vie de la France n'y avaient pas été simultanément introduites. Par rapport aux conditions de vie allemandes, cette littérature française perdait toute signification pratique immédiate et prit un caractère purement littéraire. Elle ne devait plus paraître qu'une spéculation oiseuse sur la réalisation de la nature humaine. Ainsi, pour les philosophes allemands du XVIIIe siècle, les revendications de la première Révolution française n'étaient que les revendications de la "raison pratique" en général, et les manifestations de la volonté des bourgeois révolutionnaires de France n'exprimaient à leurs yeux que les lois de la volonté pure, de la volonté telle qu'elle doit être, de la volonté véritablement humaine.
L'unique travail des littérateurs allemands, ce fut de mettre à l'unisson les nouvelles idées françaises et leur vieille conscience philosophique, ou plutôt de s'approprier les idées françaises en partant de leur point de vue philosophique.
Ils se les approprièrent comme on fait d'une langue étrangère par la traduction.
On sait comment les moines recouvraient les manuscrits des oeuvres classiques de l'antiquité païenne d'absurdes légendes de saints catholiques. A l'égard de la littérature française profane, les littérateurs allemands procédèrent inversement. Ils glissèrent leurs insanités philosophiques sous l'original français. Par exemple, sous la critique française du régime de l'argent, ils écrivirent "aliénation de la nature humaine", sous la critique française de l'Etat bourgeois, ils écrivirent "abolition du règne de l'universalité abstraite", et ainsi de suite.
La substitution de cette phraséologie philosophique aux développements français, ils la baptisèrent: "philosophie de l'action", "socialisme vrai", "science allemande du socialisme", "justification philosophique du socialisme"' etc.
De cette façon on émascula formellement la littérature socialiste et communiste française. Et, comme elle cessait d'être l'expression de la lutte d'une classe contre une autre entre les mains des Allemands, ceux-ci se félicitèrent de s'être élevés au-dessus de l'"étroitesse française" et d'avoir défendu non pas de vrais besoins, mais le besoin du vrai; non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l'être humain, de l'homme en général, de l'homme qui n'appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n'existe que dans le ciel embrumé de l'imagination philosophique.
Ce socialisme allemand, qui prenait si solennellement au sérieux ses maladroits exercices d'écolier et qui les claironnait avec un si bruyant charlatanisme, perdit cependant peu à peu son innocence pédantesque.
Le combat de la bourgeoisie allemande et surtout de la bourgeoisie prussienne contre les féodaux et la monarchie absolue, en un mot le mouvement libéral, devint plus sérieux.
De la sorte, le "vrai" socialisme eut l'occasion tant souhaitée d'opposer au mouvement politique les revendications socialistes. Il put lancer les anathèmes traditionnels contre le libéralisme, le régime représentatif, la concurrence bourgeoise, la liberté bourgeoise de la presse, le droit bourgeois, la liberté et l'égalité bourgeoises; il put prêcher aux masses qu'elles n'avaient rien à gagner, mais au contraire, tout à perdre à ce mouvement bourgeois. Le socialisme allemand oublia, fort à propos, que la critique française, dont il était l'insipide écho, supposait la société bourgeoise moderne avec les conditions matérielles d'existence qui y correspondent et une Constitution politique appropriée, toutes choses que, pour l'Allemagne, il s'agissait précisément encore de conquérir.