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Ils bifurquèrent dans le couloir. Devant la porte 222, Léane serra les deux poings contre son corps et entra. Jullian était allongé sur les draps dans un pyjama blanc, immobile, perfusé, le visage orienté vers le plafond, un gros pansement sur la tête. Il se tourna vers elle, l’œil droit boursouflé et rouge de vaisseaux sanguins éclatés. Ses cheveux avaient été coupés court.

Une chaleur de fournaise brûlait dans le ventre de Léane. Elle ne se trouvait pas face à un patient quelconque mais devant son mari, le père de Sarah, l’homme avec lequel elle avait passé presque la moitié de sa vie, celui qui avait supporté ses obsessions plus qu’elle n’avait accepté les siennes — ces longues semaines où elle s’enfermait dans une pièce et dans sa tête, sans parler, sans rire —, celui-là même qui, jour après jour, s’était éloigné d’elle. Elle se précipita et vint lui caresser la joue du dos de la main. Ses doigts tremblaient.

— Je suis là, d’accord ?

Il la scruta avec une forme manifeste de panique au fond des yeux et lâcha, d’une voix écrasée que Léane reconnut à peine :

— Qui êtes-vous ?

6

Parmi les cent vingt-sept victimes que Vic avait déjà affrontées sur les tables d’autopsie, il y avait eu soixante-douze hommes, quarante-trois femmes, onze enfants et un nouveau-né. Une montagne de stats lui encombrait l’esprit, comme le nombre de noyés, de brûlés, d’accidentés, de blonds, de bruns, de chauves ; il se rappelait les adresses de chaque victime, les lieux, dates de découverte des corps, le poids, la taille, les conditions météo et, le pire, les visages, morbide galerie d’yeux crevés, de nez fracturés, de joues fendues, verdâtres, bleuâtres ou juste grises. Ça ne le rendait pas malheureux, ni fou ni obsédé, ça le transformait juste en vieille armoire des affaires criminelles, et ça lui encombrait la mémoire.

Vic souffrait d’hypermnésie, une faculté de tout retenir ou, plutôt, de ne rien oublier. Sa capacité exceptionnelle de mémorisation avait longtemps constitué un atout. Dans la petite enfance, il avait lu, écrit, appris, calculé plus vite que n’importe quel enfant de son âge. Mais l’éponge dans son cerveau, d’abord toute sèche, avait trop vite gonflé. Ses parents, conscients de ses incroyables prédispositions, l’avaient inscrit à des clubs d’échecs, d’astronomie, à des leçons de violon et de piano, ainsi qu’à une école pour élèves précoces. Ils l’avaient abonné à des dizaines de revues, en science, en histoire, en géographie, lui avaient acheté des dictionnaires à Noël, s’étaient amusés à l’imaginer en chercheur réputé, Nobel de physique, pianiste prodige… Vic, lui, avait rêvé de jouer au foot, de courir avec ses copains, de faire des parties de cache-cache, mais on ne lui en avait pas laissé le temps. À 22 ans, il récitait le nombre Pi à mille quatre cents décimales après la virgule et remportait son premier concours sur la mémoire, au milieu d’adultes acharnés qui le percevaient davantage comme un adversaire que pour ce qu’il était : un enfant.

Tout était parti en vrille, surtout à l’adolescence. Il détestait les cours, ne pouvait plus voir une pièce d’échecs en peinture et se fichait de connaître la valeur de racine carrée de 2 au-delà de ce qu’une calculatrice était en mesure d’afficher. Il jouait Mozart, Schubert, Vivaldi sans être capable de lire une partition — juste des airs appris par cœur. La soif d’apprendre se tarissait, son cerveau manquait de place, d’oxygène, et Vic avait déjà plus de souvenirs que n’importe qui en fin de vie. On l’adorait — c’était une fierté d’avoir un ami capable de retenir un jeu de cinquante-deux cartes complet en moins d’une minute —, mais on le détestait plus encore. Jamais de normalité, d’équilibre. Il avait vécu ses premières relations amoureuses en accéléré, il avait su comment séduire, émouvoir, où frapper pour énerver ; il avait deviné les mensonges — des réponses différentes aux mêmes questions, à des mois d’intervalle. Si l’existence était composée de la somme de nos souvenirs personnels, alors Vic, lui, avait plusieurs existences. Ou aucune.

Il avait aimé son année à l’armée. L’exercice physique, la discipline, le maniement des armes, le même uniforme pour tous, le traitement d’égal à égal avec ses camarades qui ignoraient tout de lui. Les marches dans l’hiver et la boue, les pieds en sang. Sur le ring, à prendre des coups. Ce fut une révélation. Il ne serait pas chercheur en astrophysique mais servirait son pays, noyé dans la masse grise des uniformes. On lui parla du métier de flic dans sa chambrée, il fit vite son choix. Sa mémoire encyclopédique l’aiderait à résoudre des enquêtes, à traquer les criminels.

Trois ans plus tard, il sortait lieutenant de l’école de police de Cannes-Écluse et choisissait son affectation à Grenoble, là où il avait grandi. L’année d’après, ses parents avaient déménagé et n’étaient pas venus à son mariage. Ils avaient fait une croix sur leur fils, et « misérable » avait été le dernier mot qu’il avait entendu des lèvres de sa mère. Des années plus tard, Vic avait accepté de participer à une émission de télé sur la mémoire, avec l’espoir que sa mère et son père le voient, soient fiers de lui et renouent le contact. Après ses quatre-vingt-trois victoires d’affilée qui l’avaient porté au jour de ses 40 ans, il n’avait toujours pas reçu de coup de fil. Il perdit la partie suivante et retourna à ses cadavres.

Et, plus de vingt-quatre heures après sa découverte dans un coffre de voiture, le cent vingt-huitième macchabée l’attendait, sorti du frigo et allongé sur la table en acier, mordu par la lumière trop crue d’une lampe Scialytique.

Ophélie Ehre, l’une des légistes de l’IML de Grenoble, s’affairait déjà autour du corps lorsque V&V s’étaient présentés à l’accueil, aux alentours de 1 heure du matin. Pas une heure pour pratiquer une autopsie, mais l’accident de bus de Chamrousse avait été médiatisé, et au plus haut sommet de l’État. Le bus avait brûlé de part en part et digéré les corps. On avait exigé que les examens des cinquante-deux victimes — autopsies, ADN — priment sur les autres affaires, quelles qu’elles soient.

Ehre avait le nez protégé par un masque en papier.

— J’ai démarré sans vous. Pesée, rasée, j’ai commencé à ouvrir le crâne. Désolée, mais c’est mon septième client depuis 8 heures du mat et j’ai juste envie d’aller me coucher. Et pour l’autopsie de l’individu éclaté sur les rochers, ce ne sera pas avant deux ou trois jours, il y a encore du boulot avec Chamrousse.

— C’est moins urgent pour lui. On sait ce qui lui est arrivé, et il a seulement volé la mauvaise voiture.

Rose resterait donc au frais dans son tiroir. Les flics avaient consigné ses affaires — l’argent, le Beretta, le téléphone portable trouvé dans l’habitacle et un autre, au fond de sa poche — dans des scellés enfermés dans une armoire de la brigade. Pour le moment, Rose ne les intéressait pas, c’était surtout la victime du coffre et la recherche de l’inconnu de la pompe à essence qui retenaient l’attention des enquêteurs.

— Tant mieux. Bon, je vous explique. Nous avons là un sujet féminin, un mètre soixante-dix, type caucasien, environ cinquante-huit kilos. Blonde naturelle, cheveux courts. À vue de nez, une vingtaine d’années, l’anthropo sera sans doute plus précis. Vêtue d’une simple culotte et d’un maillot de corps blanc et sale. Aucune marque caractéristique qui pourrait permettre de l’identifier, ni tatouage ni piercing. Les boucles d’oreilles ont été ôtées il y a peu, les trous dans les lobes n’étaient pas rebouchés. Importante fracture à l’arrière du crâne, le sujet a été frappé avec un objet lourd et perforant, genre marteau, qui a entraîné une grave hémorragie dans la boîte crânienne. La peau du visage a été ôtée sur toute sa surface. On voit ici les marques de la découpe. On a dû s’y prendre avec un scalpel et dessiner un ovale autour du visage, passant par le front, les tempes, le menton, puis on a tiré comme je le fais pour les autopsies… Quant aux yeux, ils ont été enlevés avec doigté : énucléation, globe oculaire tranché net.