— Parce qu’il n’a jamais vu mon visage. Tous les échanges avec les « clients » se faisaient via le darknet. L’anonymat, la mobilité, c’était une clé du système.
Il porta brièvement son attention sur la roche d’où on entendait les oiseaux crier.
— … À partir de l’épisode d’Annecy, je me suis fixé comme objectif de changer encore une fois d’identité : je prendrais la place de ton mari. Le tuer et venir m’installer à tes côtés en simulant l’amnésie. Après tout, il a vécu pour deux, non ? J’avais droit à ma part du gâteau.
Un parasite, sans identité, sans racines, voilà ce qu’il était. Un être perdu et destiné à nuire, à détruire, mais doté d’une folle intelligence. Il s’était glissé à la perfection dans la peau de Jullian, dupant même Léane.
— … J’ai failli le faire quand Jeanson a été arrêté, mais je n’étais pas prêt, et Jeanson n’a jamais craqué, au contraire : il a fichu un sacré bordel chez les flics. Mais avec son arrestation, Delpierre et moi on a tout stoppé, ça devenait trop risqué. J’ai continué à peaufiner ma future nouvelle vie. Je suis venu faire un tour chez vous il y a deux mois, il me fallait l’ADN de Jullian, je voulais être sûr qu’on avait le même profil génétique, sait-on jamais. J’ai envoyé tout ça à un laboratoire privé qui me l’a confirmé. J’en ai profité pour embarquer tes romans. Je voulais savoir qui tu étais… Prendre la place du jumeau était impossible sans l’agression et l’amnésie. L’amnésie, c’est tellement pratique. J’avais déjà fait ça gamin. Le hic, c’est que j’étais plus sec que Jullian, et ma voix légèrement plus haute, quelques rides placées différemment… Pour le reste, on était rigoureusement identiques.
Léane secouait la tête. Si seulement elle ne s’était pas séparée de Jullian. Les derniers mois de la vie de son mari lui étaient inconnus, elle s’était éloignée de lui, et Jorlain en avait profité. Il s’était laissé tabasser d’un coup de batte sur le crâne, sachant qu’il aurait pu y rester. Mais il avait pris le risque.
— Alors tu l’as tuée… Tu as tué ma fille.
— Je n’avais pas le choix. J’ai loué le chalet de La Chapelle-en-Vercors où on a passé encore deux jours, tous les deux. Je te fais pas un dessin… Puis je l’ai enfermée là-bas et j’ai envoyé un message urgent à Delpierre pour qu’il se charge de finir le boulot. Moi, j’ai pris le train en direction de Berck. Il était temps de faire table rase du passé et de me parer de mes nouveaux oripeaux. Ceux de Jullian Morgan…
Léane devait rassembler ses forces, non pas pour fuir, mais pour le tuer. Il ne pouvait pas quitter ces falaises, prendre sa voiture et rentrer chez elle, dans sa maison.
— … Une fois à la gare, j’ai marché six kilomètres jusqu’à la villa. Ce soir-là, Jullian était de sortie — il devait torturer Giordano, quelle ironie. J’ai vu les phares de sa voiture, j’ai attendu qu’il sorte et je l’ai assommé par-derrière. Je lui ai attaché les mains, les pieds, et je l’ai enfermé dans le coffre du 4 × 4, puis j’ai repris la route, direction Vienne. J’ignorais évidemment qu’il planquait le bonnet de Sarah qu’il avait trouvé chez Giordano sous son blouson, qu’il allait réussir à le caler dans le compartiment de la roue de secours et graver ce putain de message sur la tôle…
Il secoua la tête.
— … Tu aurais vu son visage quand j’ai ouvert le coffre ! C’était un moment tellement… Je ne sais pas comment te l’expliquer.
— T’es une ordure. T’aurais dû crever au fond de ta benne.
Il se tut, longtemps. Éteignait et rallumait sa lampe dès qu’il entendait un bruit, un froissement. Il manquait, chaque fois, une seconde d’obscurité pour que Léane s’élance vers l’avant et tente quelque chose. Mais il la laissa définitivement allumée quand il reprit la parole :
— … Je l’ai forcé à avaler des médocs… Et je lui ai tout expliqué, comme je le fais avec toi. Il chialait comme un gosse. Quand il a perdu connaissance, j’ai échangé les papiers, les téléphones, les clés. Je devenais Jullian Morgan. Et je l’ai balancé dans le feu, il ne devait plus avoir de visage ni d’empreintes digitales… David Jorlain était mort.
Tout s’inversait dans la tête de Léane. Jullian Morgan était mort, et David Jorlain vivant. Il avait détruit sa famille. Et il suffisait d’un dernier coup de feu pour qu’il raie les Morgan de la surface de la Terre.
— … Quand je suis revenu à « L’Inspirante » à 1 heure du matin, j’ai eu la surprise de l’alarme à surmonter, j’ai ensuite organisé mon agression le soir même, en prenant soin, avant, d’effacer les recherches de ton cher époux. Il était vraiment bon, tu sais ? Réussir à remonter jusqu’à Giordano, puis Mistik, et foutre le bordel comme il l’a fait, fallait avoir les couilles. T’avais vraiment un chouette mari.
Il lui balança des photos au visage. Celles du chien, de la bananeraie, des tortues.
— Le plan aurait dû être parfait, Léane, il était sans faille, même avec ces merdes qui nous sont tombées dessus. Une simple photo que je regardais en cachette suffisait à te faire croire que j’avais de vieux souvenirs de ce clebs laid comme un pou, ou des vacances. Tu ne pouvais pas te douter, mon amnésie n’était pas dure à simuler puisque je ne connaissais rien de votre vie… Le plus difficile, ç’a été de me retenir d’étrangler mon père lorsqu’il était en face de moi. Mais j’ai pris mon mal en patience, je savais qu’il finirait par prendre cher. Ç’a été tellement bon, de le voir suffoquer !
Il enleva son blouson et le lui jeta.
— Mets ça.
C’était l’heure. Léane ne bougeait pas. Il s’approcha et lui enfonça le canon dans le creux de l’épaule. Il tourna, jusqu’à ce qu’elle hurle.
— Allez, me force pas à être méchant. C’est le moment. Et tu le sais. C’est bien pour ça que t’es là, non ? Pour avoir le même destin que ton héroïne et finir l’histoire proprement. Enfin achever le livre de ta vie.
Elle finit par obtempérer. Sortir d’ici, approcher le vide. Elle avait plus de chances dehors qu’ici.
— Les flics ont peut-être découvert mon corps à l’heure qu’il est. Avec les indices que j’ai semés, ils ont dû remonter jusque chez moi et comprendre que David Jorlain, Moriarty et le petit Luc Thomas étaient normalement tous trois officiellement morts. Leur enquête sera bientôt bouclée.
Il se glissa derrière elle, arme braquée. Léane resta droite, forte. Vivre ou mourir, peu importait. Contrairement à lui, elle n’avait plus rien à perdre.
— Je ne serais pas venu ici si j’avais caressé l’espoir qu’on puisse s’en sortir tous les deux. Mais… merde, tu ne m’as pas laissé le choix quand tu m’as montré la photo de la baie, et que je t’ai vue partir hier soir avec ta valise. Ces derniers jours, tu t’es mise à avoir des doutes trop sérieux. T’es trop fragile, tu aurais fini par craquer et tout balancer au rouquin qui tuerait père et mère pour t’avoir. C’est dommage.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? Me mettre une balle dans la tête ?
— Avec l’arme d’un flic que j’ai enterré ? Trop risqué. Non, tu vas te suicider, tout bêtement. T’as choisi l’endroit de la fin de ton dernier roman pour mourir, parce que tu ne supportes plus ce qui se passe autour de toi : la mort de Sarah, de mon père, mon amnésie… Les flics verront, sur les caméras des péages, que t’étais seule, ils n’auront aucun doute sur les circonstances de ta mort. Moi, je vais continuer à jouer mon rôle, récupérer la maison et tout le reste. Je vais me construire une nouvelle vie. Celle qu’on m’a refusée, celle qui aurait dû être la mienne.
Il la poussa d’un coup sec en direction de la passerelle. Léane retrouva les bourrasques et la pluie qui vint diluer ses larmes. Dans l’obscurité, entre les planches sous ses pieds et malgré la végétation, elle sentait la furie de la mer, et l’âpre roulement des vagues dressées pour engloutir, les courants déchaînés qui joueraient avec son corps, le feraient valser, l’emporteraient avant de le fracasser contre les rochers comme une simple boulette de polystyrène. Et elle se dit que l’histoire ne pouvait pas se terminer ainsi, que sans doute elle allait mourir, oui, mais lui, il ne pouvait pas continuer à vivre, à duper tout le monde, à usurper dans la violence la vie d’un autre.