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Ça le transformait en un prédateur traqué et dangereux.

Le policier remercia le gardien et sortit. Il se dirigea vers une zone commerciale, à un quart d’heure en voiture du centre de Grenoble. Les néons bleus et rouges des enseignes se répandaient en flaques diffuses sur l’asphalte, comme des morceaux d’aurore boréale tombés du ciel. Les rues, les magasins n’étaient que des tableaux fades. Les gens ne devraient pas sauter des ponts mais venir passer une nuit ici s’ils cherchaient à se suicider.

Il se gara sur le parking de l’hôtel et entra dans l’établissement bas de gamme, esprit Formule 1 des années 2000. Le gérant, une paille aux airs de lord anglais, soupira à sa vue. Il posa sa clé de chambre ainsi qu’une enveloppe sur le comptoir.

— Il y a votre femme qui est passée en soirée pour vous remettre ça. Et elle avait l’air furieuse.

Vic piqua un fard. Alors Nathalie savait qu’il créchait dans cet hôtel minable, avec douches et toilettes communes, vingt-deux euros la nuit, petit déjeuner compris. Depuis quand était-elle au courant ? Comment avait-elle su ? Il fixa le responsable avec une panique soudaine dans les yeux et l’incita à poursuivre.

— Elle a demandé, pour votre chien. J’ai dit que je ne savais pas, que… Enfin bref, vous inquiétez pas, il est toujours dans sa niche, bien planqué au fond de mon jardin. À ce sujet… les croquettes, j’ai dû en racheter un paquet, c’est pas donné, et…

Vic se prit la tête entre les mains.

— Oui, oui, je sais, j’ai encore oublié, je…

Il sortit un billet de vingt, le plaqua sur le comptoir.

— Merci, Romuald.

Il prit sa clé, son enveloppe et disparut dans le couloir, où il ouvrit le courrier. À l’intérieur, une simple feuille sur laquelle était inscrit, en lettres majuscules, « ENFLURE ».

8

Léane sursauta lorsqu’elle sentit la main sur son épaule. Elle émergea de sa somnolence et roula des yeux. Colin se tenait debout à ses côtés, le visage crayeux et fatigué. Jullian dormait d’un sommeil profond, juste à sa droite. Les bips lancinants des différents appareils, les ombres bleutées dans la chambre, les étoiles de givre accrochées à la fenêtre… Alors cette sale histoire d’agression n’était pas qu’un cauchemar de plus. Elle se massa la nuque dans une grimace.

— Quelle heure est-il ?

— 7 heures du mat.

Le policier ramassa une photo de Sarah, juste sous les pieds de Léane, et la lui tendit. Elle s’était endormie avec le portrait de sa fille entre les mains. Sur le papier glacé, abîmé à force de manipulations, Sarah souriait en tenue de sport, son bonnet vert et bleu, avec son gros pompon, enfoncé jusqu’aux yeux, ses doigts faisant le V de victoire. C’était la photo qu’elle avait envoyée le soir de sa disparition, la dernière image d’elle en vie dont Jullian s’était servi pour imprimer des milliers de tracts. Léane la rangea avec amertume dans son portefeuille.

— Allez, viens, dit Colin avec un mouvement de tête, je vais te raccompagner à la villa. Je veux m’assurer que tout va bien là-bas et que tu y seras en sécurité.

— Non, je préfère rester auprès de lui.

— Ils vont bientôt l’emmener pour de nouveaux examens, il y en aura pour plusieurs heures. Le médecin souhaite qu’il ne soit pas trop perturbé avant les tests, c’est important. Et puis, il faudrait te reposer un peu.

— Non, je reste quand même. Je vais attendre à côté de l’accueil.

Léane fixa son mari avec tristesse.

— Il ne l’a même pas reconnue… Sa propre fille. Il a tout oublié. Comment on peut oublier un drame pareil ? Un drame qui… te déchire au plus profond de toi-même ?

Elle embrassa tendrement son mari sur le front, elle avait mal pour lui, et elle était en colère. Qui avait pu l’agresser de la sorte ? Et pour quelle raison ?

Elle détacha l’un des doubles de clé de maison posée sur la table de nuit, sortit en silence et rejoignit le flic, qui essayait de la rassurer comme il pouvait.

— Jullian a reçu un violent coup sur la tête, ce n’est pas à toi que je vais dire que ce genre de perte de mémoire peut arriver. Au moins, il sait encore qui il est. L’amnésie n’est pas totale.

— Oui, mais ça peut durer des semaines, même sans traces visibles sur les scanners. Il est même possible que… que certains épisodes de sa vie ne lui reviennent pas. Que les souvenirs soient définitivement perdus.

— Les médecins prennent toujours des précautions et évitent d’être trop optimistes, tu sais bien.

— Je mourais d’envie de lui parler de la mort de Sarah, pour provoquer une espèce d’électrochoc. C’est horrible de le voir comme une enveloppe vide, lui qui s’est tant battu, qui n’a rien lâché. Comment je vais faire ? Comment on réapprend à quelqu’un à se souvenir d’événements aussi traumatisants ? Comment lui expliquer ce qu’a fait Jeanson à notre fille ? Ce… Ce n’est pas explicable.

Colin lui adressa un pâle sourire.

— Ce ne sont pas les meilleures circonstances pour un retour dans le coin, mais ça va te faire du bien de te poser un peu, au calme, loin du tumulte. Donne du temps au temps, et surtout laisse les médecins faire leur job, d’accord ? Jullian va s’en sortir, retrouver la mémoire, et tout va redevenir comme avant. Lui ici, toi à Paris. Normal, quoi.

Il y avait de l’aigreur dans sa voix. Il resta à ses côtés le temps des examens de Jullian. Quand le médecin vint à leur rencontre à la fin de la matinée, Léane n’en apprit pas beaucoup plus. Il fallait maintenant analyser les résultats et, surtout, laisser Jullian se reposer. Après le départ du praticien, Colin agita ses clés de voiture.

— Bon, je te suis. Sois prudente, le vent a chassé le brouillard, et ça souffle fort.

Léane eut l’impression d’un vide abyssal lorsqu’elle s’installa dans l’habitacle de son véhicule. Son mari amnésique, privé de ses souvenirs. Elle connaissait les mécanismes de la mémoire, elle avait écrit un roman six ans plus tôt autour d’une héroïne amnésique, agressée et violée. Les amnésies rétrogrades étaient la conséquence de chocs physiques ou psychologiques. Rouler à vélo, marcher, réciter ses tables de multiplication ou les noms des présidents de la République était un jeu d’enfant, mais se rappeler d’événements personnels relevait de l’impossible. Jullian ne se souvenait pas d’elle alors qu’ils se connaissaient depuis vingt ans. Elle n’avait vu briller aucun éclat dans son regard, juste deux morceaux de charbon froid. Il aurait suffi qu’elle enfile une blouse pour qu’il la prenne pour un médecin parmi d’autres.

Une étrangère.

Cette pensée lui fut insupportable. Jusqu’à quel point la mémoire de son mari était-elle brisée ? Que se passerait-il quand il apprendrait le malheur arrivé à leur fille ? Ressentirait-il des émotions ou resterait-il aussi indifférent que si on lui annonçait la visite de l’ambassadeur de Patagonie en France ?

Sa gorge se serra lorsque la silhouette du phare de Berck se plaqua contre son pare-brise et que la petite route cabossée en direction de leur villa se déroula sous ses roues. Cette ville ressemblait à un organisme en mutation, une dangereuse bête de conte fantastique. Léane ressentait désormais pire que la simple peur. Un empoignement viscéral, qui lui nouait les boyaux, comme chaque fois qu’elle voyait ce phare balayer de son faisceau la côte noire, doublait les camping-cars, imaginait les ombres le long des rochers. L’impression que cette ville elle-même était un parasite qui avait grandi dans son ventre, y avait pondu ses œufs infects. Elle revit la main noire d’Enaël Miraure remonter du fond de sa gorge et eut la nausée.