— Laisse, je m’en occuperai plus tard.
— Je veux être certain que tu seras en sécurité.
— T’inquiète… Les serrures ont été changées, et il y a cette sirène infernale qui découragerait même un sourd.
Ils mangèrent dans un silence qui fit du bien. Léane était de retour chez elle, dans cette villa sublime qu’elle n’arrivait plus à aimer.
— Merci, Colin. Pour tout.
— Il n’y a pas de quoi. Tu sais, à peine en congé, et je commençais à m’ennuyer.
— Ah, parce que tu…
— Pas de problème, je ne descends pas chez mes parents avant le 30, pour le Nouvel An. Je me demandais déjà comment j’allais occuper mes journées. Je n’ai pas l’intention de laisser une telle agression impunie.
Léane lui adressa un sourire. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que Colin en pinçait pour elle, et ce depuis qu’il était arrivé dans leur vie, à la disparition de Sarah. Léane s’était abandonnée dans ses draps, une nuit, juste une nuit de désespoir. Puis elle avait lu la tristesse dans ses yeux lorsqu’elle avait annoncé son départ pour Paris et qu’elle ne reviendrait plus dans cette maison. Dans la capitale, elle disparaissait ad vitam aeternam. À Berck, elle se tenait au bras de Jullian, mais elle était là, accessible, même en rêve.
Léane voulut mettre fin à ce léger malaise qui s’insinuait entre eux. Elle se dirigea vers la bibliothèque, un ensemble de niches creusées dans la pierre au bout du salon. Sur la gauche, une grande fenêtre donnait, par temps clair, sur une partie de la baie, sa mer grise et moirée quand le soleil pointait le bout de son nez. Léane appuya sur un bouton qui fit descendre tous les volets et inspecta les étagères.
— Je gardais quatre exemplaires de tous mes romans. Il n’en reste plus que trois de chaque. Je crois que Jullian avait raison, quelqu’un est entré ici.
Colin prit un cadre posé à côté de la bibliothèque entre ses mains. Dessus, une photo de Jullian dans une tenue de pêcheur, ciré jaune, bottes en caoutchouc, en train de ramasser des moules.
— Ou alors c’est Jullian qui les a rangés ailleurs ? Peut-être qu’il a voulu relire tes livres ?
— Il n’y a pas que l’agression, Colin, il se passe des choses étranges. Jullian utilisait le mot de passe « SarahPoussin » partout, pour son ordinateur, ses comptes Internet… Même en ayant bu, comment il a pu l’oublier, c’était le surnom qu’il donnait à notre fille ! Et pourquoi il n’a pas pu se rappeler le code de l’alarme non plus ?
— L’alcool peut jouer de sales tours. Je crois que tu ne mesures pas à quel point Jullian avait sombré.
Il remit le cadre à sa place et consulta sa montre.
— Déjà 15 heures… Je vais me mettre en route. Je ne me suis pas posé depuis hier midi, mon chat ne doit plus rien avoir à manger et, quand il ne mange pas, il fait des dégâts. Ça doit être des espèces de crises de jalousie ou je ne sais pas quoi, faudrait que je voie avec un véto.
Il prit les clés du 4 × 4 sur un meuble.
— Allons rentrer les voitures, avant.
Léane descendit au sous-sol par un escalier se trouvant au bout du couloir et remonta la porte de garage. Colin avait déjà démarré le 4 × 4 de Jullian, qu’il rangea à proximité des vélos. Léane fit les manœuvres avec sa petite citadine. Une fois les deux véhicules à l’abri, elle referma le garage. Lorsqu’elle arriva en haut de l’escalier et se retourna, Colin n’était plus derrière elle.
— Colin ?
Pas de réponse. Elle redescendit une marche.
— Colin ?
— Je suis là… Je… Viens voir. J’ai découvert quelque chose.
Son ton était grave. Léane sentit le stress monter. Qu’allait-il lui apprendre, encore ? Quelle nouvelle bizarrerie ? Elle aperçut sa chevelure ébouriffée et un peu clairsemée dépasser du coffre ouvert du 4 × 4. Colin prenait des photos avec son téléphone portable, le visage fermé.
— J’ai voulu jeter un œil au coffre, juste au cas où.
La romancière s’approcha et plaqua ses mains contre son visage. Elle avait sous les yeux une suite de lettres grossières, inscrites sur la partie intérieure et métallique du coffre, autour de griffures d’ongles. Quelqu’un avait gratté là-dedans, quelqu’un qui avait voulu sortir à tout prix.
Les lettres de sang formaient un mot, un mot qui s’abattit sur la conscience de Léane comme un coup de massue.
« VIVANTE ».
9
Léane était passée de la tisane au whisky, assise sur le canapé, sous le choc de leur découverte. Une image effroyable, incompréhensible, la hantait : Sarah, enfermée dans la voiture de Jullian, à gratter la tôle, à essayer de griffonner un message avec ses doigts ensanglantés. Elle fabulait : Sarah avait disparu depuis quatre ans et était morte, assassinée comme les autres par Andy Jeanson. Morte !
— Tout ce qui est en train de se passer, ce n’est pas possible, Colin. Tu as vu mon mari se détruire à rechercher notre fille. Des années à ne plus exister autrement que dans l’espoir de la retrouver. Il n’y a pas trois mois, il était encore aux portes du commissariat de Lyon pour essayer de récupérer des éléments du dossier Jeanson. Mais ce mot écrit avec du sang, ces griffures… Quelqu’un était enfermé dans le coffre de SA voiture et c’est récent, parce que je l’aurais vu quand je vivais encore ici, sinon. Une femme qui s’est écorché les doigts et qui a choisi ce mot. Elle n’a pas choisi « à l’aide », ou « au secours », mais « vivante ».
Colin gardait un calme de statue, penché vers l’avant, en pleine réflexion, enfermé dans un silence de plomb qu’il finit par briser :
— Il va falloir manœuvrer avec habileté. L’agression de ton mari a permis d’ouvrir une enquête judiciaire qui nous donne pas mal de possibilités. Je vais faire passer des analyses ADN de ce sang sur le compte de l’instruction. Je vais récupérer un échantillon de celui de Jullian à l’hôpital, ça t’évitera la prise de sang et on pourra faire un test de filiation entre son ADN et celui du coffre.
Léane acquiesça. Le phrasé monocorde et procédural du policier la heurtait.
— Pourquoi tout ça, alors qu’il te suffit de comparer l’ADN du sang du coffre avec le profil ADN de Sarah dans le fichier des empreintes génétiques ?
— Je ne veux pas que le dossier nous échappe de nouveau. Une requête dans le FNAEG[3] sur le profil de Sarah va attirer l’attention des flics lyonnais et les faire débarquer ici, je n’ai pas envie de ça. Tant qu’on peut gérer cette affaire comme ce qu’elle est, c’est-à-dire une agression, on gardera la main. La voiture est liée à ton mari, c’est justifié que je fasse ce genre de requête auprès du juge.
Léane fit rouler son verre entre ses deux paumes ouvertes. Colin avait peur de se faire piquer l’affaire. Elle fixait le tas de cendres, dans l’âtre de la cheminée.
— Si tu penses que… que le sang pourrait appartenir à Sarah, ou qu’elle pourrait avoir elle-même écrit ce message, c’est que… que tu crois encore, quatre ans après, que Jullian pourrait être mêlé à ça ? Et que tout le monde se goure avec Andy Jeanson ? Mais enfin, Colin, tu te rends compte ?
— Il y a du sang dans le coffre de la voiture de ton mari, je me dois de considérer l’ensemble des possibilités.
Il s’enfonça dans le fauteuil, une main posée sur son crâne comme un vieux penseur.
— Écoute… J’ai eu le temps de ruminer ici, tu sais, pendant toutes ces années. Il n’y a rien à faire à Berck l’hiver, hormis cogiter. Alors j’ai cogité, je me suis posé des questions. Jour après jour, ressasser les éléments de l’enquête. Mais quand on n’est qu’un petit flic de province comme moi, c’est difficile d’avancer, parce que tu n’as pas accès aux arcanes du dossier et que, même au cœur de l’affaire, tu en deviens presque étranger. Quand tu demandes à lire des choses, ou que tu exposes tes théories, on te fait comprendre que tu ferais mieux de continuer à gérer tes petits accrochages entre alcoolos, au fin fond de ton bled paumé. Ces mecs de la Crim de Lyon, là, ce ne sont pas les plus sympas de la Terre.