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Il sortit son carnet et l’agita devant lui.

— Alors, faut y aller à la débrouille, faire des trucs dans ton coin, récupérer les infos par des voies détournées. C’est le même carnet depuis quatre ans. Dédié à… à ta famille. Tout y est, mes remarques, la chronologie de l’affaire. Tu ne peux imaginer combien de fois je l’ai relu, combien de fois j’ai repensé à chaque élément en notre possession. Tu veux mon sentiment, aujourd’hui ? Il y a des choses bizarres autour de Jeanson et de la disparition de ta fille.

Entendre ces mots de la bouche de Colin lui procura un nouveau frisson. Jamais il n’était allé à l’encontre d’une décision, et l’aurait-il pu ? Il le disait lui-même, il n’était personne.

— Explique.

— Tu es prête à entendre encore l’histoire ? À la reprendre depuis le début, tout ce qu’on sait depuis cette fameuse nuit où Sarah a disparu ? Et… Enfin, tous ces détails sordides, ce n’est pas simple, je ne voudrais pas que tu…

— Ça fait quatre ans. Avec Jullian, on a affronté l’horreur et je suis prête, Colin. Je sais ce que Jeanson a fait à ma fille, aux autres kidnappées, j’essaie d’apprendre à vivre avec. Je sais quel monstre il est. Alors, allons-y.

10

Leur conversation et les pages griffonnées du carnet de Colin ramenèrent Léane à ses souvenirs douloureux. La soirée du 23 janvier 2014 s’imposa à elle comme si c’était la veille. Elle se rappelait sa promenade sur la plage déserte à chercher une idée de livre qui ne venait pas, le clapotis des vagues, la fuite des crabes dans les rochers après leur longue ligne droite sur le sable mouillé, le brouillard arrivé en rouleaux épais par la mer. Elle avait reçu le message et le selfie de Sarah un peu avant 17 h 30, alors qu’elle atteignait le blockhaus situé dans la partie sud de la baie, à environ un kilomètre de la villa. À 19 h 45, elle avait cherché à joindre Jullian sur son portable, inquiète de l’absence de leur fille plus de deux heures après son départ, et lui avait laissé des messages à maintes reprises. Il n’avait répondu qu’aux alentours de 20 h 30, prétextant avoir travaillé tard dans la crypte de la basilique Notre-Dame de Boulogne-sur-Mer, à quarante kilomètres de là.

— On n’a pas tardé à découvrir que Jullian avait menti. Pendant que ta fille disparaissait, il n’était pas au travail, mais avec Natacha Dambrine, sa supérieure, architecte du patrimoine. Il a mis du temps à avouer la vérité et a bien failli aller en prison pour une histoire de cul.

Léane but une gorgée d’alcool. Elle se rappelait les accusations, insupportables, à l’encontre de son mari, et comment Jullian avait été pitoyable quand il avait dû reconnaître son adultère devant elle et les flics. La honte qui l’avait écrasé, sa descente aux Enfers juste après. Et elle qui n’avait rien vu, absorbée par sa recherche d’idées pour un livre qui allait devenir, quatre ans plus tard, Le Manuscrit inachevé. Malgré la colère, la déception, elle l’avait soutenu et était restée à ses côtés : seule la disparition de leur fille comptait. Mais le ciment de leur couple s’était effrité.

— L’alibi de ton mari tient en trois points : un, la parole de Dambrine. Deux, l’existence de leur petite niche douillette qu’on a découverte dans la tour du fort d’Ambleteuse. Trois, la localisation de son téléphone qui indiquait bien une position GPS à Ambleteuse, à soixante bornes d’ici, au moment de tes appels signalant le retard de Sarah.

Pas besoin d’être devin pour voir que Colin, même s’il ne le montrait pas de manière frontale, détestait Jullian.

— La piste de ton mari est abandonnée par la PJ. Il aurait fallu être aussi tordu qu’un personnage de tes livres pour enlever sa propre fille en laissant son téléphone portable dans le fort d’Ambleteuse afin de simuler une présence là-bas, entraîner sa maîtresse dans le mensonge et donc la rendre complice.

— Jullian adorait Sarah, jamais il ne lui aurait fait le moindre mal. C’est mon mari, et ce n’est pas envisageable.

— Il y a un tas de raisons qui font qu’on peut faire du mal à quelqu’un, même en l’adorant. Mais passons, de toute façon, on n’a pas trouvé de faille, de preuve allant à l’encontre de leur récit de ce soir-là. Dès lors, l’enquête s’est résumée à du brassage de vent. Pas de témoin, pas de suspect, pas de mobile, un néant de six mois, jusqu’à ce que vous receviez cette mèche de cheveux postée dans la Drôme, le 20 juillet 2014. L’information circule dans les fichiers de la police et remonte à l’équipe de la Crim de Lyon : ils enquêtent depuis un an et demi sur trois disparitions. La première à côté de Villefranche-sur-Saône en janvier 2013, la deuxième à Arcachon en juillet de la même année, la troisième à Gap en novembre. Le seul point commun qui relie l’ensemble et qui en fait une seule affaire, c’est la mèche de cheveux, envoyée par courrier, quelques mois après l’enlèvement, au domicile des victimes…

Léane fixait un point sur la table basse. Le moment atroce où elle avait ouvert l’enveloppe et découvert les longs cheveux blonds resterait gravé dans sa mémoire jusqu’à la fin de ses jours. Jullian, à bout de forces, s’était effondré et avait dû être emmené à l’hôpital.

— Et c’est là que celui qu’on ignore encore être Andy Jeanson entre en piste…

— Oui. Des filles jeunes, jolies, qui disparaissent sans laisser la moindre trace. On suppose que le criminel réussit à entrer chez certaines victimes, mais il n’y a jamais d’effraction. Les lieux des enlèvements sont éloignés les uns des autres, les lettres sont postées dans des villes différentes, mais les cachets de la poste indiquent toujours le même département, la Drôme, là où habite vraisemblablement le kidnappeur. Et surtout, il y a les mèches de cheveux, qui relient sans ambiguïté les quatre disparitions…

Il écrasa son index sur un chiffre noté au beau milieu d’une page.

— Cinq cent douze. Il y a quand même un flic qui a eu l’idée de les compter, ces cheveux, et de découvrir qu’il y en avait cinq cent douze chaque fois. Pas un de plus, pas un de moins. Cinq cent douze cheveux pour chaque mèche envoyée. Notre kidnappeur fait dans le détail. Les policiers essaient de dresser un profil et pensent à un prédateur migrateur, un type qui voyage mais qui a un point d’attache dans la Drôme. Un tueur qui se poste quelque part et frappe dès qu’il en a l’occasion. D’où son surnom, « le Voyageur ». Et tout ça nous ramène à l’aire des camping-cars, à cinq cents mètres d’ici… Et une hypothèse prend forme : et si le kidnappeur de Sarah stationnait en camping-car à Berck parmi les quelques personnes présentes, la nuit de sa disparition ?

Il tourna la page de son carnet. Il connaissait l’affaire par cœur, bien sûr, mais sa propre écriture l’aidait à retrouver un moment précis, un lieu, une atmosphère.

— On va y revenir, à ces camping-cars. Poursuivons. En 2014 et 2015, cinq autres filles disparaissent après Sarah. Elles habitent Saint-Malo, Toulon, Trappes, Vannes et Creil, ce qui porte le nombre de disparues à neuf, en comptant ta fille. Neuf jeunes femmes sans histoires, bien intégrées, dont plus personne n’a jamais eu de nouvelles. Fin 2015, c’est le tournant. Une autre affaire. Laure Bourdon, 22 ans, disparaît à Marseille. Deux jours après son enlèvement, elle parvient à s’échapper du camping-car où son kidnappeur la retient, alors qu’il s’est arrêté en pleine campagne suite à une crevaison. Elle court sur la route, une voiture la récupère et le chauffeur a le réflexe de noter le numéro de la plaque d’immatriculation du camping-car. La police interpellera le conducteur de l’engin quelques heures plus tard, à un péage.