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— J’ai analysé, agrandi et numérisé les dessins des dernières phalanges, tranche par tranche, comme si je pelais ces doigts avec une râpe en couches de quelques microns. Voici donc, par exemple, différentes tranches du dermatoglyphe de son pouce droit. Les crêtes sont tout à fait normales, d’une couche à l’autre, elles sont identiques.

Il appuya sur une touche de son clavier.

— L’index, à présent.

Vic tiqua. Sur certaines coupes, des crêtes digitales manquaient, comme si elles avaient été effacées avec une gomme.

— C’est quasi invisible à l’œil nu, mais les couches de cellules qui constituent la surface de l’épiderme ne sont pas de hauteur égale. J’ai vérifié pour tous les doigts : seules les dernières phalanges des index gauche et droit présentent ces caractéristiques.

— C’est comme si elle s’était abîmé le bout des index à force de frotter. Mais frotter quoi ? Du bois ? Du papier de verre ?

— Ça aurait causé davantage de dégâts, l’épiderme aurait été attaqué plus en profondeur, de façon irrégulière. Ici, c’est subtil. Tout en douceur. Un rapport avec un métier qui solliciterait ces deux doigts-là ? Elle travaillait peut-être dans la couture, au contact de tissus, quelque chose comme ça. J’espère que ces observations pourront vous orienter un peu.

Vadim agita la main, l’air de dire : « couci-couça ».

— C’est mieux que rien, mais ce n’est pas vraiment ce que j’appelle une bonne nouvelle. Faut pas demander la mauvaise.

Ferrigno fit claquer les extrémités de ses gants en les ôtant.

— On y vient. J’ai eu le retour toxico concernant les deux victimes. Celle au crâne fracassé ne présente rien de particulier dans le sang, si ce n’est des carences en fer, en sels minéraux, ce genre de choses, compatibles avec une détention longue, vous verrez le rapport dans le détail. Mais… pour la propriétaire de ces mains, c’est une tout autre affaire. Les analyses ont révélé de fortes quantités de carvédilol.

Vic inclina la tête.

— Un bêtabloquant qui diminue la pression sanguine et le rythme cardiaque.

— Oui. Il faut savoir que ce médicament chasse le sang des extrémités, les patients sous traitement ont souvent les pieds et les mains froids. Il y avait aussi des traces de buflomédil, un vasodilatateur destiné lui aussi à baisser la pression artérielle.

— La victime était peut-être sous traitement ?

— Pas avec de telles posologies. Et l’analyse de la kératine des ongles ne démontre pas de traces anciennes de ces médicaments. Mais ce n’est pas terminé, on a aussi détecté de la morphine à des taux très élevés. Je ne vous fais pas un dessin, c’est un antalgique de niveau 3, qui permet de traiter les douleurs fortes, voire insupportables.

— Comme après une amputation…

— Oui, sauf que, si on en a décelé la présence dans ces mains, ça implique que votre victime avait de la morphine dans le corps avant l’amputation.

Vadim n’était pas sûr de comprendre.

— Vous n’êtes quand même pas en train de nous dire qu’elle était vivante quand il lui a tranché les mains ?

— Si. J’ai même l’impression que votre homme a tout fait pour atténuer la douleur et les saignements. Autrement dit, il n’est pas impossible que la propriétaire de ces mains soit encore en vie au moment où je vous parle.

13

Vadim s’était assis sur un banc du parc Hoche, au pied d’une rangée de peupliers au branchage ébouriffé qui jouait avec les flocons. Ça faisait déjà des semaines que les montagnes avaient revêtu leur blanc manteau, qu’elles ne quitteraient plus avant avril. Frileuses, les montagnes. Le flic tira une cigarette d’un paquet et l’inséra entre ses lèvres charnues.

— C’est quand tu te décides d’arrêter de fumer qu’il y a toujours une cochonnerie qui te fait replonger. Je pensais que cette période des fêtes serait paisible, propice aux bonnes résolutions. Tu parles !

Vic restait debout, devant lui, les mains au fond de ses poches. Une fine pellicule de poudreuse tapissait le dessus de sa chevelure et ses épaules. Le jardin d’ordinaire plein de vie était désert. Juste un type qui promenait son chien, au loin. Vic se dit qu’il y avait toujours des types pour promener leur chien dans les parcs, à n’importe quelle heure et par n’importe quel temps.

— T’as entendu ce qu’a dit Ferrigno, Vic. Si les saignements ont été maîtrisés au moment de l’amputation, et avec les bons médicaments, des changements de pansements réguliers, elle a pu survivre… Mais sans soins appropriés, elle va finir par mourir d’une infection ou, en tout cas, souffrir le martyre. Ces mains, on les a trouvées dans le coffre quand ?

— Lundi, 22 heures… et neuf minutes.

— Je m’en fous des minutes, bordel ! L’important, c’est que ça fait au moins trois jours. Trois jours que…

Il tira une bouffée.

— À qui on a affaire, Vic ? Quelle saloperie de tordu ? Je veux dire, les collègues se sont coltiné Andy Jeanson il y a deux ans et ce fumier continue à leur en faire baver même derrière les barreaux. Maintenant, nous, on se tape l’Écorcheur, un cinglé qui n’a rien à lui envier…

Andy Jeanson… Le Voyageur… Vic suivait encore le dossier de près et avait un étrange rapport avec le tueur. Lors d’un déplacement à Lyon pour une formation de quatre jours sur des sujets antiterroristes, environ un an et demi auparavant, les collègues pataugeaient dans l’affaire Jeanson. Vic avait eu l’occasion de voir les photos des mèches de cheveux des différentes victimes du Voyageur. Le dernier matin de la formation, il avait demandé à accéder aux scellés afin de compter le nombre de cheveux de chaque mèche. Pourquoi ? Il ne le savait pas lui-même, « une envie de compter », avait-il répondu. On lui avait ri au nez et demandé de rentrer chez lui.

Deux jours plus tard, on l’appelait pour le féliciter : quelqu’un avait compté et était arrivé au nombre de cinq cent douze, chaque fois. Les collègues lyonnais avaient alors questionné Jeanson : pourquoi cinq cent douze ? Le tueur n’avait pas répondu, mais avait voulu rencontrer le flic qui avait été capable de décrypter ce qu’il appelait « une porte d’entrée dans son monde ».

Vic avait alors eu accès libre au dossier Jeanson, aux différents procès-verbaux, à une panoplie de rapports — autopsies, police scientifique, expertises psychiatriques — afin de s’imprégner au mieux de la personnalité du tueur. Andy Jeanson, bien qu’intelligent, avait eu une enfance compliquée, avec un père violent, des brimades à l’école à cause d’un physique disgracieux, des années passées dans un internat réputé difficile, où les enfants grandissaient dans l’environnement hostile et isolé des montagnes. Devenu adulte, il n’avait jamais réussi à avoir un emploi stable.

L’entretien avait eu lieu dans les locaux de la brigade criminelle de Lyon, avec l’espoir que Jeanson se livre davantage à Vic et indique l’emplacement des derniers corps. En vain. Il n’avait rien révélé d’autre que ce que les équipes savaient déjà. À la fin de l’entretien, il avait demandé un papier, un crayon, et avait écrit : Kasparov-Topalov, 1999. Le tueur était alors retourné en cellule, avec un seul, un unique mot lâché à la sortie de la salle d’interrogatoire : « misdirection ». Ou l’art de détourner l’attention.

Comme les collègues, Vic s’était cassé la tête sur la partie d’échecs Kasparov-Topalov, l’une des plus remarquables, gagnée en quarante-quatre coups par le célèbre champion russe Garry Kasparov. On la surnommait aussi l’Immortelle. Personne n’avait, à ce jour, compris le sens de cette énigme. La résoudre aujourd’hui pousserait-il Jeanson à révéler enfin l’emplacement du dernier corps, celui de Sarah Morgan ?