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— Bien sûr, je sais, Léane. Mais avec la mort de ta fille, tu étais dans une période difficile, tu n’arrivais pas à écrire et…

— Et tu ne crois pas que j’aurais été plus maligne que ça si j’avais voulu lui voler ses idées ? Mais réfléchis… Mon écrivain, je l’aurais appelé Martin ou Boulanger, je l’aurais installé dans le Sud et non en Bretagne.

— Faudra leur expliquer tout ça. On les a sur le dos. C’est toujours compliqué de prouver un plagiat, c’est probable qu’ils n’y arrivent pas, mais on risque de traîner cette affaire comme un boulet pendant des mois. Je t’ai posté son bouquin, tu ne le trouveras plus en librairie. Lis-le. En deux heures, c’est fait.

Elle raccrocha. Léane n’en revenait pas. Cette histoire, elle l’avait arrachée à ses tripes, à coups de nuits blanches et de mois d’écriture, seule dans son appartement. Le nom d’Arpageon lui était venu comme ça, sans même savoir s’il existait vraiment. Elle l’avait noté sur sa feuille, sans même y réfléchir.

Des coïncidences, rien d’autre.

Elle se remit en route, malgré une farouche envie de retourner à Paris, d’avaler un Xanax et de dormir, dormir, pour se réveiller ensuite avec l’espoir que tout irait mieux… Une demi-heure plus tard, elle rejoignit Colin qui l’attendait devant son sous-sol, la mine fermée. Colin, dont les soucis se résumaient à savoir si son chat allait bien. À ce moment-là, elle envia sa vie simple de flic.

Sur place, les équipes de la Scientifique avaient déjà remballé leurs halogènes, leur matériel et quitté les lieux.

— T’en a mis, du temps.

— Un petit problème à régler avec… ma maison d’édition.

Le flic l’entraîna dans le garage et referma la porte derrière eux.

— Ça risque de se compliquer.

Léane le fixa sans desserrer les lèvres, elle avait envie de hurler : « Sans déconner ? » Il ouvrit le coffre. Le morceau de moquette qui permettait de dissimuler le compartiment de la roue de secours avait été plié en deux. Il sortit un scellé de la poche de son blouson.

— C’est sous ce tapis qu’on l’a trouvé, bien caché. À ton avis, c’est celui que Sarah portait le soir de sa disparition ?

Léane en eut la respiration coupée. De ses mains tremblantes, elle saisit le plastique. À l’intérieur, un bonnet bleu et vert en laine avec un pompon.

Celui de Sarah.

17

Il était tard, déjà, le vent forcissait dehors et crachait des rafales de sable contre les baies vitrées. Les grandes marées avec des coefficients historiques avaient débuté la veille. Dans ces moments-là, la météo changeait — plus âpre, avec vents violents, un voile noir sur le monde. La Côte d’Opale tout entière, les digues, les chemins en bord de mer se voyaient submergés par des vagues de plusieurs mètres. La baie de l’Authie, au plus fort de la montée des eaux, pouvait disparaître du paysage. Les flots venaient alors lécher le pied des dunes, à une dizaine de mètres seulement de « L’Inspirante ».

Assise sur le canapé, Léane fouillait dans les albums de vacances, à la recherche du souvenir de la bananeraie dont lui avait parlé Jullian. Si une simple banane avait pu rappeler cette scène du passé, peut-être la vue et le toucher du bonnet bicolore allaient-ils raviver les souvenirs liés à Sarah ? Peut-être son mari serait-il à même d’expliquer ce qu’il fichait avec un vêtement que sa fille portait au moment où elle avait été enlevée ?

Selon Colin, ce n’était qu’un bonnet bicolore avec un pompon, comme on devait en trouver dans nombre de magasins, mais Léane n’en avait jamais vu de tels dans le commerce : ce bonnet-là était unique, car il avait été tricoté par la grand-mère de Sarah. Bien sûr, le flic l’avait emporté pour analyses. Il espérait y déceler des traces d’ADN, issues de la sueur, de squames et même de cheveux.

Léane tournait les pages, elle aussi à la recherche de ses propres souvenirs enfouis. Incapable de se faire à l’idée que l’homme qu’elle connaissait depuis vingt ans ait pu faire du mal à quelqu’un, une femme enfermée dans le coffre, qui qu’elle fût. Et puis, la présence de ce bonnet n’avait aucun sens. S’il appartenait à Sarah, que ferait-il dans le coffre, quatre ans plus tard ?

Vivante. Léane ne voulait pas se résoudre à cette hypothèse. Sa fille ne pouvait pas être vivante. Jeanson l’avait kidnappée, tuée, enterrée dans la nature et finirait tôt ou tard par livrer l’emplacement du corps. Son mari ne pouvait pas être impliqué.

Colin lui avait promis des résultats d’analyses, pour le lendemain et, si l’impossible se produisait, c’est-à-dire si ce bonnet appartenait à sa fille, le flic lancerait une perquisition dans la maison, à la recherche d’indices, à défaut de pouvoir interroger Jullian.

Restait une dernière nuit à vivre dans le plus épouvantable des doutes.

Elle tomba enfin sur une photo qui prouvait que Jullian ne s’était pas trompé. Il portait en effet un short bleu au milieu d’une bananeraie, et elle posait à ses côtés. Beau, bronzé, il souriait à l’objectif. Les souvenirs affluèrent par une lucarne ouverte sous son crâne. Les îles Canaries. Leur premier voyage, leur amour, les projets.

Si elle ne s’était plus remémoré cet épisode de vacances, pouvait-il en être de même pour un livre complet ? Avait-elle eu vent de ce Michel Eastwood ? Comment aurait-elle pu oublier une lecture intégrale ? Elle avait créé Le Manuscrit inachevé de toutes pièces, elle se rappelait la façon dont les idées avaient jailli, les lumières qui s’étaient allumées dans son esprit au fil de ses réflexions. Il résultait du fruit de son travail, sans aucun doute possible.

Elle lança néanmoins une recherche sur Internet, autour des sujets « plagiat », « vol d’idées », « oubli ». Après une demi-heure de fouilles infructueuses, elle faillit abandonner puis tomba sur un article qui concernait une chose dont elle n’avait jamais entendu parler : la cryptomnésie. Un processus qui relevait davantage de la psychologie, par lequel on pouvait s’approprier, de façon inconsciente, les idées des autres.

Léane n’en croyait pas ses yeux. Dans les domaines de l’art, comme le cinéma ou la littérature, on pourrait associer ce phénomène à une sorte de plagiat inconscient : des souvenirs perdus ressurgissaient dans la conscience, émergeant dans une force créatrice. On était alors convaincu que l’idée que l’on avait lue, vue, croisée un jour dans sa vie émanait de nous.

Des souvenirs perdus. Pouvait-elle avoir été confrontée à ce phénomène, cette espèce de vampirisme mental du travail d’un autre ? Avait-elle vraiment pu oublier ce roman et, pire, en voler des bribes pour créer sa propre histoire ? Avait-elle, elle aussi, perdu un morceau de sa mémoire, comme Jullian ? Impossible…

Elle s’efforça de revenir à l’album et en tourna les pages. Les photos étaient comme des fragments de mémoire, elles pouvaient presque suffire à reconstituer une vie de couple, avec les hauts, les bas, les moments de joie, les peines. Elle avait été heureuse avec Jullian, l’avait aimé, il avait toujours été là, malgré des périodes difficiles. Le temps avait émoussé la passion mais laissé place à d’autres sentiments aussi forts : la confiance, la tendresse, la simple joie d’être ensemble et de ne penser à rien. Cette collection de clichés pouvait en témoigner.

Et elle l’aimait encore, malgré les crevasses de malheur qui les avaient séparés.

Elle se demanda comment allaient se passer les prochains jours, lorsque son mari serait de retour à la maison. Pourrait-elle reconstruire avec lui un présent sans Sarah ? Redémarrer une nouvelle existence à ses côtés ? Faire de cette vie-là un manuscrit inachevé, et en commencer un autre ?