Elle s’empara des albums photo plus récents, avec leur fille, frotta les larmes au coin de ses yeux. Ce que Sarah lui manquait… Comment continuer à s’épanouir après la perte d’un enfant ? Pouvait-on combattre une absence ? Au mieux, on se contentait de survivre, comme elle. Au pire, on sombrait, comme Jullian.
Elle tiqua lorsqu’elle découvrit les nombreux trous dans les albums qu’elle tenait. Les clichés d’elle, de Jullian y étaient, mais toutes les photos de Sarah avaient disparu. Elle fouilla partout dans les tiroirs, sans les retrouver, et songea à cet étrange cambriolage ayant eu lieu deux mois plus tôt, d’après Jullian. Avaient-elles été volées avec les romans et les objets dans la salle de bains ?
Elle se rendit dans le bureau de son mari, décidée à y voir plus clair. Que cachait-il ? Qu’avait-il fait, seul dans cette maison, ces dernières semaines ? Avait-il sombré dans des accès de folie, de paranoïa, suspicieux envers la Terre entière ? Elle releva l’écran de l’ordinateur portable, pour jeter un œil à l’historique de ses mails et de ses pages Internet. Mais elle n’avait plus accès à rien, les données avaient été effacées.
Elle n’avait pas dit son dernier mot. Elle alla déposer le portable en ville, chez Maxime Père, un ancien collègue et ami de confiance, un vrai crack en informatique. Ils burent un verre rapide, Maxime était content de la revoir. Léane lui expliqua pour l’agression de Jullian et lui demanda s’il pouvait analyser l’ordinateur. Il lui promit de se mettre au travail dès qu’elle aurait franchi sa porte.
Elle rentra chez elle et poursuivit la fouille, notamment dans une armoire du bureau. Jullian notait l’ensemble de ses recherches et de ses pistes, et accumulait la paperasse de son enquête personnelle dans de gros classeurs. Mais l’armoire était vide. Où se trouvaient les documents ? Qu’en avait-il fait ? Elle se rappela le tas de cendres, dans la cheminée qu’ils n’utilisaient jamais. Avait-il brûlé son travail ? Pourquoi cette terrible volonté de tout effacer ? Elle se mit sur la pointe des pieds, passa une main sur le dessus du meuble et tomba sur un paquet de feuilles oubliées.
Il s’agissait de pages photocopiées d’un roman, qu’elle reconnut illico : Le Manuscrit inachevé. Elle avait envoyé une copie à son mari un mois avant la sortie, pour qu’il lui donne son avis, comme il l’avait toujours fait. Il ne l’avait pas rappelée, mais il l’avait lu, c’était certain : il avait entouré les passages où elle y décrivait les pires supplices et la manière dont on pouvait confectionner des instruments en bois ou en métal susceptibles de vous broyer les os des pieds.
Elle éprouva l’envie de retourner à l’hôpital et de le frapper, jusqu’à ce qu’il parle. Ses propres pensées l’effrayèrent.
Elle devait comprendre les mystères qu’avait abrités cette maison en son absence. Elle enfila son manteau, sortit avec une torche et se précipita vers la remise à chars à voile, une cabane en bois, à une dizaine de mètres de la maison. Jullian y rangeait ses outils et y bricolait de temps en temps. S’il avait eu un objet quelconque à fabriquer à partir de ses écrits, il l’aurait fait à cet endroit.
L’accumulation de sable sur la paroi ouest donnait l’impression que l’abri penchait. La porte était verrouillée avec un gros cadenas qui, lui sembla-t-il, était neuf. Elle hésita, prit son inspiration et cassa la seule vitre avec le manche de sa torche. Après avoir chassé les éclats de verre, elle se glissa dans l’ouverture.
Les chars reposaient dans leur coin, leur voile roulée et protégée par une housse. Des cerfs-volants pendaient, en légère rotation, et projetaient des silhouettes lugubres sur les murs où des cannes à pêche s’emmêlaient. Un nuage de sciure virevolta et la fit éternuer. Cela provenait de l’établi, sur lequel reposaient la scie circulaire, des clous et des vis. Léane se pencha. Sous un marteau, le plan dessiné de l’instrument à broyer les pieds. L’objet, lui, manquait. Ne restaient que des chutes de bois et des copeaux.
Alors il l’avait fait. Il avait réalisé l’instrument de torture décrit dans son livre et l’avait embarqué quelque part.
Vivante.
Elle lutta contre l’envie de s’enfuir. Le souffle court, elle éclaira un poncho de pluie jaune à capuche, ainsi que le pantalon de pêcheur imperméable, avec ses bretelles, accroché à gauche de l’établi. Au sol, des bottes en caoutchouc crottées, prises dans une flaque d’eau gelée. Jullian avait utilisé cette tenue il y avait peu, aucun doute là-dessus, et pas pour aller ramasser des moules. Elle revint sur le poncho, promena sa torche sur chaque centimètre carré, inspecta les poches du pantalon. Sa poitrine se serra quand ses doigts se rétractèrent sur une clé ancienne.
Elle l’observa à la lumière. Elle avait déjà vu ce genre de clé lorsque Jullian avait été interrogé par la police, quatre ans plus tôt. Elle avait la quasi-certitude qu’il s’agissait d’une des clés du fort d’Ambleteuse, situé à soixante kilomètres de là.
Qu’est-ce qu’il fichait avec ça ? Natacha Dambrine, sa maîtresse de l’époque, avait quitté la région depuis des lustres et, aux dernières nouvelles, le fort était fermé, interdit d’accès car jugé trop vétuste et dangereux. Elle savait que Jullian avait décroché un chantier d’étude sur l’étanchéité et l’enrochement des remparts, mais les travaux ne devaient démarrer qu’au printemps. Alors pourquoi gardait-il la clé dans la poche de son ciré trempé ? Pourquoi s’était-il rendu là-bas avant son agression ?
Dix minutes plus tard, elle prenait la direction d’Ambleteuse. Elle songeait aux traces de sciure, aux clous, au revolver, au sang, au bonnet dans le coffre du 4 × 4. Cette clé allait ouvrir bien plus que la grille d’un fort à l’abandon.
Elle allait déverrouiller les portes de l’enfer.
18
Le directeur de l’institut des Senones s’apprêtait à mettre les voiles lorsque Vic fut amené par un éducateur à son bureau. Florent Leviel n’avait rien du vieil ours qu’on aurait pu imaginer au fin fond de ses montagnes. La trentaine, cheveux noirs gominés vers l’arrière, allure décontractée, avec ses manches de chemise retroussées jusqu’aux coudes par-dessus un gilet à col en V. Il venait de décrocher sa doudoune du portemanteau et la garda entre ses mains.
— La Criminelle ? Comment se fait-il que je ne vous aie jamais vu ?
Vic lui montra sa carte tricolore.
— Je viens de Grenoble. Je ne peux pas vous donner tous les détails, mais nous travaillons aussi sur une affaire qui, selon toute vraisemblance, a des connexions avec la disparition d’Apolline.
Le policier sortit des photos de sa poche et les tendit au directeur.
— Voici la fameuse connexion : la voiture de celui que nous pensons être le kidnappeur de votre pensionnaire. Il s’agit d’une Ford Mondeo grise munie d’une fausse plaque à ce moment-là. Elle est en notre possession, dans un entrepôt de pièces à conviction.
Leviel considéra les clichés avec attention.
— Il y a également des photos de l’individu prises par une caméra de surveillance d’une pompe à essence au niveau de la sortie du Touvet, entre Grenoble et Chambéry. On n’y voit pas distinctement, mais ça peut peut-être vous aider. La physionomie générale, la casquette…
Le directeur secoua la tête.
— Il peut y avoir jusqu’à une trentaine de véhicules garés ici pendant la journée, mais… je pense que s’il y avait eu cette voiture, je l’aurais remarquée. Or là, ça ne me dit rien du tout. Quant à cette silhouette… c’est beaucoup trop vague. Et personne ne porte de casquette ici, à ma connaissance. Pas au boulot, du moins.