Vic lui mit le boîtier entre les mains.
— L’homme que je cherche est venu dans cette chambre, régulièrement. Vous parliez de juin dernier pour la disparition de la chaîne en or. Si vous n’avez pas repéré de Ford Mondeo grise, c’est peut-être parce qu’il avait un véhicule de fonction à l’époque ? Ou qu’il n’est venu qu’occasionnellement ? Un thérapeute ? Un médecin spécialisé ? Un professeur de piano ? Réfléchissez, monsieur Leviel, et dites-moi de qui il s’agit.
— Je ne vois pas, je…
Il se tut, pensif, le poing sur les lèvres.
— … Enfin si, il y a bien eu cette petite entreprise de rénovation et de nettoyage, qui est intervenue environ un mois, de mi-mai à mi-juin.
— Expliquez.
— On avait constaté des infiltrations l’hiver dernier et fait changer une partie de la toiture. Restait à refaire un peu d’enduit et à repeindre certaines chambres. Celle d’Apolline en faisait partie. Je… Je n’ai même pas pensé à en parler aux policiers d’Annecy, c’était avant les grandes vacances et…
— Le nom de cette entreprise ?
Leviel lui fit signe de le suivre. Ils marchèrent à vive allure dans les couloirs.
— C’est Delambre Déco. Ils étaient deux. Un type maigre et un gars d’une quarantaine d’années, beaucoup plus costaud, qui pourrait éventuellement coller avec l’homme de votre photo. Et puis…
— Et puis ?
— Il avait effectivement une casquette, si mes souvenirs sont bons. C’est lui qui s’est occupé de la chambre d’Apolline. Pas un grand bavard, je me souviens, et plutôt renfermé. Mais il bossait vite et bien. Je lui avais parlé de travaux à faire chez moi au noir, à l’occasion ; il m’a laissé ses coordonnées personnelles.
Une fois dans son bureau, le responsable du centre fouilla dans son tiroir et en sortit un papier qu’il tendit à Vic. Dessus, un nom et un numéro de téléphone portable. Leur dépeceur avait désormais une identité : Félix Delpierre.
Le flic remercia le directeur et quitta le centre au pas de course. Il se réfugia dans l’habitacle de sa voiture et, après avoir mis en marche les essuie-glaces pour chasser la couche de neige, appela Vadim.
— C’est Vic. Je crois qu’on le tient.
19
Félix Delpierre, 42 ans, habitait sur les hauteurs d’Aillon-le-Vieux, un bled situé dans le massif des Bauges, à une quinzaine de kilomètres de Chambéry.
Vic attendait les équipes depuis quatre interminables heures dans sa voiture, garée sur un parking le long de la départementale D206. Il ne cessait d’arrêter et de démarrer le moteur pour se réchauffer et faire fondre la neige sur son pare-brise. Il se sentait seul comme un menhir, là, au bord d’une route de montagne paumée, à trois jours du réveillon. Il songea à sa femme, qui malgré tout souffrait elle aussi, à Coralie, qui allait porter sur ses frêles épaules le poids de leur séparation.
Il n’espérait qu’une chose : qu’elle ne sombre pas à l’école, qu’elle ne tourne pas mal dans ce vaste espace de liberté qu’était le lycée. Tout lui paraissait si compliqué. Sur le film de buée de sa vitre, il traça le mot « Misérable ». Vic le misérable… Était-ce un regard de pitié que lui avait adressé sa fille devant son établissement scolaire ? Était-ce ce qu’elle pensait de lui ? Misérable ? Il souffla sur la vitre avec amertume, et les lettres s’évanouirent.
Dans son rétroviseur, quatre paires de phares crevaient la nuit par intermittence, virage après virage. Les véhicules armés de leurs pneus neige, dont une ambulance, approchaient à allure réduite. Morel jaillit de l’un d’eux et vint s’installer à ses côtés, paré pour les grands froids : bonnet noir, blouson à la fermeture remontée jusqu’au menton, gants fourrés. Ils redémarrèrent sur cette piste aux allures de patinoire en fermant le convoi.
— Vous en avez mis, du temps !
Morel ôta ses gants avec les dents et plaqua une photo sur le volant.
— Voilà notre écorcheur de visage. Beau spécimen, comme tu peux le constater…
Félix Delpierre avait le front haut, et des poignées de cheveux noirs qui avaient poussé sur le dessus du crâne comme les feuilles d’un palmier. Ses yeux, séparés par une fine arête nasale, formaient deux ronds parfaits, protégés par une épaisse barre de sourcils. Vic comprenait mieux quand le directeur disait « renfermé ». Delpierre avait la tête d’un type né dans un sous-sol.
— Des infos viennent juste de remonter des bureaux. On a déjà un dossier sur Félix Delpierre, il a eu des soucis avec la justice. Une affaire qui date de sept ans, mais c’est pas nous qui nous en sommes occupés.
— Qui a géré ?
— L’équipe Krawick. Bon, je te la fais courte. Delpierre a été élevé dans une ferme familiale isolée, là où on va. Depuis ses 18 ans, il bosse dans des morgues, des funérariums de Grenoble ou Chambéry, ne parle à personne, froid comme un congélo. Il n’est pas méchant et fait le job avec rigueur et passion, jamais un problème ni un retard. Il a fini dans le laboratoire d’anatomie de l’école de médecine de Grenoble où il a obtenu la place en or : il y travaillait comme préparateur. Pour résumer, il était chargé de découper des cadavres pour que les étudiants puissent s’entraîner à la chirurgie. Je sais pas si t’as déjà vu comment ça se passe là-dedans.
— C’est comme à la boucherie, on y va à la hache ou à la scie.
— Dans le genre, oui. Une nuit, Delpierre a été surpris en train de charger un cadavre dans le coffre de sa voiture, pour… usage personnel.
— Usage personnel ?
— Nécrophilie, fétichisme, la totale. Le mec est gratiné. Il avait volé des membres, des troncs, même une tête, et ce depuis des mois, sans que personne s’aperçoive de rien. Ce n’est pas trop contrôlé, ces trucs-là, visiblement. Les gars de Krawick ont cru débarquer chez le mec de Massacre à la tronçonneuse. C’était en plein été, ils ont retrouvé les restes putréfiés dans des sacs-poubelle au fond d’un hangar, où il y avait tellement de mouches que tu ne pouvais pas ouvrir la bouche sans en avaler une. Il a pris un an ferme à Bonneville, est sorti, a repris sa vie et suivi une formation dans le bâtiment. Il travaille depuis trois ans pour Delambre Déco, planqué dans ses montagnes, en dehors des écrans radar de la police. On a regardé en détail sur Google Earth. Il a toujours habité la ferme, à deux kilomètres d’Aillon-le-Vieux.
Morel sortit son Sig Sauer de sa poche et vérifia le chargeur.
— Depuis qu’on a récupéré sa voiture, Delpierre sait qu’il est piégé et que notre arrivée n’est plus qu’une question de temps. Il doit s’attendre à notre visite.
Vic ne répondit pas. Le nez collé au pare-brise, il suivait les feux arrière des véhicules de la brigade d’intervention, essuie-glaces à fond, en pleine réflexion sur l’étrangeté de la nature humaine, sur le mystère de la génétique. Là où lui devait composer avec cette anomalie de la mémoire, d’autres avaient sans doute à le faire avec des replis bien plus sombres de l’esprit. Pour des individus de la trempe de Delpierre ou de Jeanson, à cause d’un mauvais câblage dans leur tête, kidnapper une pauvre fille ou violer un mort était aussi naturel que jouer une partie de backgammon.
Les habitations, autour, se firent de plus en plus rares, les montagnes se dressaient comme des crocs et, après trois kilomètres, il n’y avait plus âme qui vive. Vic fixait les flocons qui zigzaguaient dans les phares et venaient étouffer la végétation. Qui pouvait entendre les victimes crier, dans ce désert de roche ? Sans le vol de la Ford, combien de temps Delpierre aurait-il continué à agir en totale impunité ?