Les voitures s’engagèrent sur une route en pente, serrée entre des pins blanchis, et se garèrent sur le bas-côté où, déjà, se formaient des congères. Alain Manzato, leur commandant, vint frapper contre la vitre avec le manche d’une torche.
— Phares éteints. On continue à pied. La piaule est à trois cents mètres. GIPN devant, nous derrière. À partir de maintenant, on la boucle, V&V, compris ? Et reste bien en retrait, Altran. Faudrait pas que tu te tires une balle dans le pied.
Il était comme ça, Manzato, tout en finesse, Vic avait l’habitude. Jocelyn Mangematin et Ethan Dupuis, leurs deux autres collègues de l’équipe, les accompagnaient. Une colonne de silhouettes noires et armées se déploya comme l’aile d’un corbeau. Vic était précédé par un individu au blouson barré de l’inscription « NÉGOCIATEUR ». Le silence les enveloppait, juste perturbé par le craquement de la neige croûteuse sous les grosses semelles des rangers d’intervention, et ce halètement d’hommes sous tension, aux poumons saisis par le givre.
La mission se révélait périlleuse : neutraliser Delpierre et sauver, s’il y en avait, les survivants.
20
Les hommes poursuivirent leur progression. Au bout de deux minutes, un carré de lumière se dessina au loin, à l’étage d’un corps de ferme en pierre. Un coup de pince eut raison de la chaîne verrouillant le portail. Dans la cour intérieure, un véhicule de fonction, Delambre Déco, était rangé le long d’autres bâtiments massifs. Même privé de sa Ford, Delpierre avait continué à se déplacer et, semblait-il, il n’avait pas cherché à fuir ni à se cacher.
Vic eut un mauvais pressentiment : tout lui paraissait trop simple, on eût dit que leur homme leur déroulait le tapis rouge et leur demandait d’essuyer leurs pieds avant d’entrer chez lui.
Ils s’approchèrent et se figèrent lorsque l’un d’eux éclaira les portes d’une grange, côté gauche. Une rangée de fusils d’assaut se braqua sur la silhouette crucifiée à même le bois. Vic mit quelques secondes à comprendre : il s’agissait d’un animal, un cochon de petite taille, lui sembla-t-il, vêtu d’une longue robe légère à fleurs. Un épouvantail de chair cloué, mutilé, saupoudré d’une mince couche de neige. Vic plissa les yeux, il avait déjà vu cette robe sur une photo dans le bureau d’Annecy. Il se tourna vers Vadim.
— C’est la robe d’Apolline…
Dégoûté, Morel finit par détourner la tête.
— C’est sa manière de nous souhaiter la bienvenue.
Les flics quadrillèrent les issues du corps de ferme aussi vite que possible, et le chef de colonne lança l’assaut avec des mouvements codifiés des bras. La porte d’entrée principale céda après trois coups de bélier.
À ce moment exact, deux flambées illuminèrent la fenêtre de l’étage. Des coups de feu venaient de retentir. Comme un poids lourd impossible à arrêter, la colonne s’engouffra dans l’escalier, nichée derrière un bouclier Ramsès. De toutes les portes fermées du couloir, seule une laissait échapper un rayon lumineux sur le sol.
Le Dépeceur était reclus à l’intérieur d’une pièce. Vic se tenait dans l’escalier, plaqué derrière le dos d’un colosse, avec l’angoisse de l’instant à venir, celui où tout pouvait basculer. Partout, dans la cage d’escalier, sur les murs, des bustes d’animaux empaillés, des cerfs, des sangliers, même des loups, aux orbites vides et couverts de poussière. Les bêtes n’avaient pas une expression sereine, neutre, mais des gueules tordues, des dentures brisées. Delpierre était un chasseur, un tueur, un traqueur. Vic l’imaginait derrière la porte, armé d’un fusil à pompe. Ces deux coups de feu au moment où ils étaient entrés… Avait-il abattu Apolline avant de retourner l’arme contre lui ?
Soudain, une balle arracha un morceau de porte et s’écrasa dans le mur opposé.
— Allez vous faire foutre, enculés !
Le négociateur n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour tenter de raisonner le forcené. Un deuxième coup partit, suivi du bruit sourd d’une masse s’écroulant par terre. Silence… On respirait à peine. Les hommes se laissèrent encore une vingtaine de secondes avant de se décider à entrer.
Tableau d’horreur. Un fusil de chasse sur le plancher. Du sang et des morceaux de cervelle, jusqu’au plafond. Dans un lit médicalisé, un autre corps gisait, non pas celui d’Apolline mais celui d’une vieille dame au visage creusé par la mort, aux cheveux blancs et hirsutes, à la peau plissée, d’un blanc de nacre qui virait légèrement au bleu. Deux fleurs rouges fleurissaient sur les draps, au niveau du cœur.
Dans la minute qui suivit, la tempête GIPN libéra l’espace et partit inspecter les autres pièces. Vic et Vadim se plantèrent aux abords de la chambre. Ça puait l’urine et le sang. Delpierre, avait, semblait-il, abattu sa mère malade avant de se donner la mort. Sur une table de nuit, une Vierge Marie, une bible et des dizaines de boîtes de médicaments, dont des doses de morphine.
Vic quitta la pièce d’un pas martial. Le monstre vivait dans ce terrier glauque avec sa mère souffrante, et il avait fait le ménage avant de se suicider.
Où était Apolline ?
21
Après avoir passé Boulogne-sur-Mer, Léane avait l’impression de rouler vers une lande de bout du monde. Le mince ruban d’asphalte juste éclairé par ses phares s’enfonçait dans le parc naturel régional des Caps, entre campagne et falaises. C’était un univers de terre humide et brune, de craie abrupte, de galets ronds chahutés par les vagues, de petites stations balnéaires désertées et de feux accrochés à une côte déchiquetée, dangereuse et immuable.
Si Ambleteuse rayonnait l’été, le bourg gisait l’hiver, fouetté à sang par les marées, attaqué par les embruns et le sel. Les maisons du front de mer, vides pour la plupart, se serraient les unes contre les autres comme pour se réchauffer et faire bloc face aux éléments — vents violents, pluies diluviennes, crachin permanent. Les bateaux colorés, qui d’ordinaire égayaient la côte, prenaient la poussière au fond de leurs garages fermés à clé. Tout était exsangue, figé, sauf les flux et reflux perpétuels, aux mélodies hypnotiques de pierres qui roulent, de sable qui grince, et ces cris glauques de mouettes, toujours, venus d’on ne savait pas vraiment où.
Léane se gara dans la rue la plus au nord de la ville, le long de la Slack, un minuscule cours d’eau dont les eaux mouraient dans la baie et peinaient à rejoindre la mer à marée basse. Ce bout de nature était isolé, plongé dans l’obscurité et protégé par un léger relief qui le coupait de la vue d’éventuels curieux.
Lampe torche éteinte à la main, elle poursuivit à pied, passa devant un parking à bateaux où gisaient des remorques et put deviner le fort, aux remparts en forme de fer à cheval ouvert sur la mer, à l’architecture toute militaire, et dessiné il y avait plus de trois cents ans par Vauban. On y accédait par une bande de rochers couverts de coquilles de mollusques, qui disparaissaient sous les eaux à marée haute et isolaient le bâtiment. Différents panneaux en interdisaient l’accès aux personnes non autorisées et annonçaient de prochains travaux de restauration. Le chantier de Jullian, sans doute.
Léane n’en tint pas compte, enjamba une chaîne suspendue entre deux barrières et s’engagea avec prudence en direction du fort. Par-delà les rochers lui parvenait une odeur de vase, d’algues, de sel. Elle ne connaissait pas les horaires des marées mais elle distinguait la mer qui flirtait au loin avec l’horizon : ça lui laissait le temps. Hors de question de rester coincée dans le bâtiment les six heures durant lesquelles les eaux l’encerclaient de ses puissants courants.