Quentin épongea la sueur sur son front, descendit la fermeture Éclair de son bombers et regarda dans son rétro. Personne sur la route. Juste des virages, la nuit et le rempart obscur des montagnes. En dépit de ce qu’il venait d’accomplir, il se sentait bien, serein, libre. Il aimait cette atmosphère de fin du monde, loin du béton, du bruit, des cris des femmes tabassées par les voisins de palier. Il allait bientôt les quitter, ces géantes de granit, et regagner sa barre misérable à Échirolles, pioncer à longueur de journée, fumer des joints, jouer à la Play jusqu’à la prochaine fois. Le théâtre de sa misérable vie, résumée en trois actes.
Il lorgna les billets répandus sur le siège passager sous son Beretta et le portable. Pas grand-chose, certes, mais, un jour, il aurait assez de fric de côté. Il partirait lui aussi, comme son père, mais pas pour les mêmes raisons. Il caressa la croix qui pendait au bout d’une chaîne en or accrochée au rétroviseur et sourit. Dieu veillait sur lui.
Les lueurs bleutées de gyrophares le cueillirent au détour d’un virage serré. Dans l’éclat de ses phares, un homme en gilet orange agitait un bâton luminescent. Un poids lourd était garé le long du parking, inspecté par un berger malinois et son maître-chien.
La douane française.
Quentin jura. Après son coup, il était sorti de l’autoroute et avait gagné les lacets montagneux pour éviter ce genre de pépins. Il leva le pied. Qu’est-ce que ces enfoirés fichaient là, à une heure pareille et en plein parc de la Chartreuse ? Les douaniers étaient de vraies teignes, ils ne se contentaient pas d’un contrôle d’identité, ils fouillaient de fond en comble et vous balançaient leur saleté de truffe à quatre pattes dans l’habitacle ou le coffre. Une fraction de seconde, il pensa à faire demi-tour mais, vu l’étroitesse de la route, le parapet, le ravin, il lui faudrait des plombes pour s’enfuir. Et puis le douanier l’avait vu, bien sûr, et lui ordonnait de se ranger sur le bas-côté.
Respirer, ne pas se démonter, et réfléchir… Cinq gaillards, trois véhicules, dont deux 308 boostées. Le jeune avait l’avantage de la surprise et prit sa décision ; il n’avait pas le choix, de toute façon. Alors, il fit mine de ralentir, de se garer et, lorsque le type arriva au niveau de la vitre ouverte côté conducteur, il enfonça la pédale de droite. Il entendit les hommes crier et en vit deux se précipiter vers leur véhicule.
Quentin roulait pour sa vie, pour sa liberté. Une dizaine de kilomètres de virages rageurs l’attendaient jusqu’à l’entrée de Grenoble. Aucune échappatoire, juste foncer et espérer survivre à l’enfer d’asphalte. Avec son casier déjà bien rempli, il prendrait cher en cas d’interpellation. Plus rien à perdre.
Une sirène hurla dans le désert minéral des montagnes. Quentin enchaîna les accélérations, les rétrogradages, comme dans un jeu vidéo. Mêmes sensations, le ticket pour l’enfer en plus. Une première fois, il évita un parapet de peu et frôla le précipice. Les pneus arrière crissèrent, le véhicule zigzagua mais tint bon. Quentin poussa un cri de rage, il venait de distancer ses poursuivants d’une cinquantaine de mètres. Aussi fort que son pilote virtuel sur le circuit du Nürburgring.
Sa dernière pensée fut pour sa mère quand la Faucheuse lui composta son billet, trois virages plus loin. Il n’avait pas mis sa ceinture de sécurité. Aussi, au moment du choc contre les blocs de béton d’un garde-fou, il traversa à moitié le pare-brise, la partie haute de son corps sur le capot, l’autre retenue par l’airbag. Le véhicule poursuivit son embardée sur dix mètres dans une gerbe d’étincelles avant d’être stoppé au bord du ravin. Le passage instantané de trente kilomètres par heure à zéro ne fut pas si violent, la fine chaîne avec la croix resta même accrochée au rétroviseur, mais Quentin, lui, fut finalement éjecté et chuta de plus de quarante mètres, comme une allumette qu’on balance dans le vide. Sa boîte crânienne s’écrasa la première contre les rochers, et la brusque décélération fit exploser ses organes internes. Le cœur se décrocha de l’aorte, un rein éclata.
Son existence, ses 18 ans, la somme de ses souvenirs, ses rires et ses pleurs furent pulvérisés en moins d’une seconde, sur une route anonyme de montagne, entre Chambéry et Grenoble. Le véhicule avait survécu, hormis les vitres en miettes et sa partie gauche défoncée.
Le chauffeur de la 308, Marc Norez, contrôleur des douanes depuis vingt-deux ans, appela la police ainsi que les pompiers. Une soirée qui aurait dû être tranquille mais finissait en cauchemar. Avant la course-poursuite, il avait eu le temps d’apercevoir le visage du fuyard, au niveau du barrage. De ces traits si jeunes ne subsistait plus qu’une silhouette minuscule sans tête, à peine visible malgré la portée de sa lampe. Quel gâchis. Pourquoi l’individu avait-il pris la fuite ? Qu’avait-il craint ? Que faisait-il sur cette route isolée à une heure si tardive ?
Norez discuta cinq minutes avec son coéquipier, puis longea le parapet et s’orienta vers ses autres collègues, juste arrivés. Le berger malinois et son maître sortirent, et l’animal montra soudain une agitation manifeste. Il fonça comme une flèche vers le coffre intact et se mit à aboyer. Il grattait la peinture avec ses pattes. L’un des officiers, arme en main, enfonça le bouton d’ouverture du coffre.
Il fit un bond en arrière lorsqu’il découvrit le cadavre d’une femme.
On lui avait arraché le visage.
2
Le blanc lunaire des éclairages, la nuit aux aguets derrière les arbres, comme un reptile prêt à surgir, et les dentelures noires des montagnes en troisième ligne imposèrent à l’esprit de Vic Altran un tableau de Pierre Seinturier. Le policier de la Criminelle ne connaissait ni l’artiste ni ses œuvres, ses yeux avaient juste croisé son nom et l’un de ses dessins quatre ans auparavant, quelque part, sans doute dans une galerie de Grenoble. Son cerveau était allé rechercher l’information comme le bras mécanique dans un juke-box et l’avait plaquée au-devant de sa conscience, sans qu’il puisse contrôler quoi que ce soit.
Depuis sa petite enfance, Vic entassait les souvenirs inutiles. Cinq ans auparavant, il était resté plus de quatorze semaines l’homme à abattre dans un jeu télévisé sur France 2, qui avait fait de lui la star de la brigade et de son quartier. Il avait gagné l’équivalent de dix mille euros en livres, dictionnaires, boîtes de jeux, dont il n’avait jamais pu se séparer et qui prenaient plus de place qu’une voiture dans un garage. Il pouvait répondre à des absurdités du genre « Citez-moi le nombre de coups de la partie d’échecs qui a opposé Karpov à Kasparov à Moscou le 9 novembre 1985 », ou donner la définition exacte du mot « vinculum ». Il disait être tombé sur plus fort que lui le jour de sa défaite, au lendemain de ses 40 ans, mais la plupart de ses amis et collègues savaient que cette exposition médiatique l’avait lassé et qu’il avait préféré retrouver sa vie de flic.
Une quinzaine d’hommes s’activaient déjà sur le lieu du drame, emmitouflés dans leurs blousons, des bonnets cerclant leurs crânes. Pompiers, douaniers, pompes funèbres, une équipe de la police scientifique et des collègues de la PJ de Grenoble, Ethan Dupuis et Jocelyn Mangematin. Il salua chacun par son prénom et repéra son coéquipier Vadim Morel qui donnait des instructions au photographe de l’Identité judiciaire.
Morel lui servit un café fort d’une Thermos qu’il embarquait toujours, surtout lorsque les températures bleuissaient aussi bien les cimes des arbres que les doigts. Ce fut gobelet en main, le nez dans l’écharpe, que les deux hommes se dirigèrent vers le parapet. De loin, on aurait pu les confondre — brun tous les deux, même physionomie moyenne, une demi-vie au compteur, on les appelait « V&V » —, mais Vadim Morel portait le visage de son surnom, « Monsieur Patate » : grosses lèvres, oreilles décollées et des soucoupes à la place des yeux, qui semblaient avoir été découpées dans du papier et collées trop près de son nez.