Elle grimpa une volée de marches et enfonça sa clé dans la serrure d’une porte en bois massive. Un déclic… Et l’angoisse qui montait. Elle voyait encore le ciré jaune avec la capuche, les bottes crottées, les passages entourés dans son dernier livre, les traces de fabrication de l’instrument de torture.
Une fois dans le corps de garde, elle alluma sa lampe torche, jeta un œil aux différentes pièces. Elle traversa la cour intérieure et alla explorer la tour, d’abord vers le haut. Jullian et Dambrine s’étaient retrouvés à plusieurs reprises au deuxième étage, dans la casemate, et avaient couché ensemble, alors que sa maîtresse était censée mener des analyses sur le fort.
La salle était vide, hormis un canon rouillé poussé dans un coin et des seaux posés à même le sol, remplis aux trois quarts et collectant l’eau des fuites. Frigorifiée, Léane redescendit, explora le bâtiment, tête par moments baissée sous les voûtes. L’humidité rongeait la chaux, suintait des pierres, rendait les marches glissantes.
Un bruit soudain la paralysa, au beau milieu de l’escalier. Elle braqua sa torche droit devant elle, retint son souffle. Avait-elle rêvé ? Le bruit recommença, plus franc, plus distinct. Une espèce de raclement d’acier contre de la pierre, qui venait d’en bas.
Elle n’était pas seule.
— Il y a quelqu’un ?
Plus un son. Le vent ? Impossible. Elle prit son courage à deux mains et s’engouffra dans les profondeurs du fort. Elle crut se rappeler qu’il y avait, au bout de cet escalier, une pièce sans fenêtre, en pierre, qui servait jadis à entreposer la nourriture des militaires. Elle stoppa net devant une photo maintenue par un clou dans le mur de droite : un portrait de Sarah, 13 ans à peine. Puis une autre, plus bas… Et encore une. Sarah partout. Les photos manquantes des albums étaient toutes là, par dizaines, accrochées à la pierre.
L’antre de la folie.
Un pied après l’autre, la peur chevillée au corps, elle s’enfonça plus encore. Sa lampe creva l’obscurité de la réserve. Elle braqua son faisceau, balaya le mur opposé et frôla l’arrêt cardiaque lorsque le cercle de lumière s’arrêta sur des poignets menottés, puis sur un visage qui n’avait plus rien d’humain, tant il était tuméfié.
22
Chaque fois qu’un criminel mettait fin à ses jours sans payer la facture de ses crimes, Vic éprouvait l’envie furieuse de raccrocher les gants. De tels échecs — celui-ci en était un, et pas des moindres — le blessaient comme une plaie au couteau sur sa poitrine.
Il fouillait le hangar, déplaçait des ballots de paille, éclairait des recoins sombres, vidé de ses forces. Y avait-il une infime chance qu’Apolline fût encore en vie, enfermée quelque part ? Trois hommes s’escrimaient à décrocher un cochon d’une porte en bois — le bourreau avait utilisé une cloueuse pneumatique trouvée au pied de l’animal vêtu de la robe d’Apolline. On ne vous apprenait pas à faire ce genre de choses, dans la police.
Les équipes de la Scientifique venaient d’arriver. Elles s’étaient déployées dans le corps de ferme, prélevaient douilles, arme à feu, relevaient des échantillons de sang, photographiaient la position des corps, des objets. Les flashes crépitaient sous la grande main noire des montagnes, qui s’était resserrée sur cette ferme de l’horreur. Vic regarda les hommes ôter avec une incroyable délicatesse la robe de l’animal — il y avait un côté à la fois ridicule et effroyable dans cette scène — et retourna à l’intérieur, le pas plombé, sans un mot. Sa femme lui avait toujours reproché ses silences et son manque de conversation, mais que répondre à des questions du genre « Alors, ta journée ? », quand on vivait des instants pareils ?
Le procédurier de leur équipe — Jocelyn Mangematin, un type aussi roux qu’une tomme de mimolette, d’où son surnom — enfournait les indices dans des sacs à scellés, tandis que leur commandant passait des coups de fil. Morel et Dupuis continuaient à fouiller les lieux. La maison était si calme que Vic sursauta lorsque le téléphone portable posé en évidence au milieu de la table du salon émit le coassement d’une grenouille. L’écran afficha un SMS de Pascal Delambre : « Le chantier chez Mme Fourneuil débutera à 8 h 30. Bonne soirée et à demain. »
La normalité, songea Vic. Un type comme un autre qui, chaque jour, entrait chez des gens, leur souriait, allait décorer leur maison, repeindre leur chambre, alors qu’il avait du sang sur les mains. Combien étaient cachés comme lui derrière un masque ? Morel vint lire le SMS, il eut un rire nerveux, et son visage se tordit en une étrange grimace.
— Il sera pas là, mec, demain, ton brave petit employé. Ton salopard de violeur de morts a pris son ticket pour l’enfer. Et je l’emmerde !
Sans affronter la tempête d’yeux soudain braqués sur lui, il retourna dans le couloir. Ça lui arrivait de temps en temps, à Vadim, de péter un câble, en mode Gilles de La Tourette. Malgré son visage en pâte à modeler et son air de marionnette, c’était un sanguin.
Muni de gants, Vic jeta un coup d’œil rapide au téléphone de Delpierre avant que le procédurier ne le place sous scellés. Il contenait quelques contacts, libellés « clients » ou « collègues », des messages apparemment d’ordre professionnel. Rien de flagrant ou d’étrange, sauf le dernier, envoyé par Delpierre tard la veille, à un numéro en 06 non enregistré : « À toi qui vas bientôt entrer chez moi sans permission, quand tu seras descendu bien bas, tourne la roue du bonheur. Et gagne la surprise ! »
Vic n’en comprit pas le sens, il avait l’impression que la phrase était adressée à eux, les flics. Il tendit le téléphone à Mimolette, qui le consigna. L’engin allait être décortiqué par les spécialistes de la police scientifique.
Il rejoignit Vadim à l’étage, près de la chambre en cours d’expertise. Les corps avaient été levés, mais on voyait encore la violence des actes aux taches et gouttes de sang sur les draps, les murs, dont certaines avaient déjoué la gravité en se projetant vers le haut. Vic observa le plateau-repas posé sur la table près du lit — un bol de soupe, un peu de pain —, puis les boîtes de médicaments. À la vue des noms des molécules, du matériel médical, le flic n’eut aucun doute.
— Elle avait un cancer, phase terminale…
Morel grinçait des dents.
— Delpierre prenait soin d’elle. Il lui apportait de bons petits plats, lui faisait sa toilette, accueillait probablement le médecin ou l’infirmière plusieurs fois par semaine, bien poli, serviable, alors que…
Il s’éloigna dans le couloir, s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur la nuit étoilée. On pouvait deviner les montagnes aux crêtes nimbées d’une douce lumière d’ambre.
— Ce salopard aimait sa mère. C’est au cœur qu’il l’a visée, pas à la tête. Le cœur, Vic. Il n’a pas été un gosse battu ou martyrisé, il s’occupait encore de sa mère malade. Il était juste comme ça… Une bête… Le pire, c’est qu’on n’aura peut-être jamais d’explications. Qu’est-ce qu’on va dire aux parents d’Apolline ? Qu’on ne l’a pas retrouvée ?
Vic le savait : Vadim détestait son métier, dans ces moments-là.
— Peut-être que… Delpierre était juste de passage sur cette Terre pour faire ce qu’il avait à faire, et disparaître. Comme une scorie, un objet mal fabriqué qui se mêle aux autres avant d’être jeté à la poubelle. D’autres comme lui existent, il faut faire avec. Quand on peut les attraper, c’est bien. Sinon…