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Vic vint à ses côtés, les mains dans les poches.

— Tu te rends compte qu’on est à trois jours de Noël et que je n’ai toujours rien pour Coralie ?

— Merde, Vic, je te parle de… de choses sérieuses, et toi, tu me dis que tu n’as pas de cadeau pour ta fille. Pourquoi tu me racontes ça ?

— Parce que j’y pense maintenant. Parce que ma putain de mémoire me distribue les cartes quand elle veut, il n’y a pas de règles, avec elle. Chaque jour, je me dis que je dois m’arrêter devant un magasin, n’importe lequel, et lui acheter quelque chose, je ne sais même pas quoi. Et chaque jour, j’oublie. Sauf là, maintenant, à presque minuit, au milieu des tripes et du sang.

L’ombre d’un regret passa comme un voile devant ses grands iris sombres.

— Quel genre de père je suis, pour oublier ça ? C’est ma fille.

— Fais comme Martine et moi, donne-lui de l’argent, elle ne le prendra pas mal, au contraire. Tu sais, à cet âge-là, le fric, c’est bien. Même plus tard, d’ailleurs. Bon… Revenons à Delpierre. On a fait le haut, le bas. J’ai vu qu’il y avait une cave. Les gars du GIPN sont déjà descendus mais rapidement. On se la fait ?

— On se la fait, ouais…

Ils retournèrent au rez-de-chaussée en silence. Des hommes montaient et descendaient, chargés de matériel ou d’échantillons. Il y avait même une voiture du Dauphiné libéré, à l’extérieur, avec le journaliste qui patientait dans le froid. La maison de Delpierre n’avait sans doute jamais été aussi animée.

Les deux flics descendirent les marches de la cave. La voûte les força à se courber. Après un passage dans un court tunnel, ils gagnèrent une vaste pièce carrée, éclairée avec deux ampoules, baignée dans des odeurs de viande fumée et de sel. Des dizaines de bois de cerfs, noués ensemble par une corde, pendaient du plafond, ainsi que des jambons enveloppés dans de grands torchons blancs dont les pointes venaient presque caresser le sol. Vic retint son souffle lorsqu’il souleva l’un d’eux et il fut rassuré de constater qu’il s’agissait de vrais morceaux de porcs. Morel eut un nouveau rire nerveux, venu des entrailles.

Ils traversèrent la forêt de fantômes, qui s’agitaient avec mollesse comme des sacs de boxe. Plus loin, ils découvrirent des stocks de nourriture, des chaises empilées, un amas de bustes et de têtes d’animaux empaillés, aux côtés d’yeux en verre, de pinceaux, de ballots de paille. Il y avait aussi un peu de matériel de quincaillerie et une plaque d’immatriculation, à coup sûr celle d’origine de la Ford. Un ancien meuble de cuisine contre le mur du fond, sur lequel étaient accrochés une visseuse électrique et un vélo d’enfant rouillé, hors d’âge, avec des lanières aux poignées. À l’arrière de la selle, l’inscription « FÉLIX DELPIERRE ». Vic en fit tourner la roue et la fixa de longues secondes, interloqué. La voix de Morel résonnait au loin, comme jaillie d’outre-tombe.

— … fous ? On remonte.

Vic ausculta le vélo en détail, une main au menton.

— Il y avait un SMS dans le portable de Delpierre, envoyé de son téléphone hier soir à un numéro inconnu. C’était écrit : « À toi qui vas bientôt entrer chez moi sans permission, quand tu seras descendu bien bas, tourne la roue du bonheur. Et gagne la surprise ! » Ce portable, il était posé en évidence, au milieu de la table du salon, sans code d’accès. Comme placé là pour qu’on le remarque.

Vadim revint auprès de son collègue. Il observa le vélo sous tous les angles, le décrocha du mur. Vic allait et venait, téléphone en main.

— La cave, le vélo, la roue… ça a l’air de coïncider, mais je ne vois pas. C’est quoi, la surprise ?

— Ça te démange d’appeler le numéro à qui Delpierre a envoyé le message, hein ?

— C’est peut-être ce qu’il faut faire pour comprendre ?

— Oui, peut-être, mais peut-être aussi que c’est un piège. On ne peut pas prendre le risque, il vaut mieux attendre l’analyse du portable et savoir qui se cache derrière ce 06.

Ils réfléchirent. Pourquoi un SMS ? Pourquoi Delpierre ne l’avait-il pas envoyé à lui-même, ce message, s’il voulait s’adresser directement à eux ? Ou pourquoi n’avait-il pas simplement pris un papier et un crayon ? Qui se trouvait au bout de la ligne téléphonique ?

Vic se figea soudain devant le vieux meuble et s’accroupit : des roulettes étaient incrustées dans les pieds, ce qui les rendait quasi invisibles. Il se décala sur le côté et poussa le bahut. Une planche de contreplaqué d’un mètre sur un mètre et vissée dans le mur se dévoila. Sans un mot, Vadim s’empara de la visseuse électrique et s’agenouilla. Un bruit strident résonna dans la cave.

V&V sentirent le courant d’air leur effleurer le visage.

Face à eux, de dimensions à peine inférieures à celles de la planche, une ouverture.

23

Tout cela ne pouvait pas exister.

Léane était juste en train de faire un cauchemar. Bientôt, elle se réveillerait chez elle, dans son appartement cosy à Paris. Une écharpe autour du cou, elle irait boire son café boulevard Iéna, lirait le journal et observerait les gens, essayant, déjà, de créer la prochaine histoire, un nouveau thriller qui prendrait ses lecteurs à la gorge.

Mais sa nouvelle histoire, inutile de l’imaginer : elle la vivait en ce moment même. La clé du fort, trouvée dans la poche d’un pantalon de Jullian, l’avait menée à un type enchaîné au visage en sang qui était avachi devant elle, immobile, le menton écrasé sur la poitrine. Comme Arpageon dans son livre, ses bras étaient suspendus au-dessus de sa tête, retenus par des menottes et des chaînes. Sur sa gauche, dans le halo de la torche, un sac-poubelle, un seau, des bouteilles d’eau, des boîtes de conserve, comme ceux du Manuscrit inachevé. Livre que Jullian avait lu, dont « on » avait entouré des passages en rapport avec ce qui se passait ici.

Léane eut un haut-le-cœur et dut faire face à l’évidence : tout indiquait que ce « on » était Jullian. Et pourtant, quelque chose en elle se refusait à le croire. L’être qu’elle s’imaginait avoir fait ça ne collait en rien avec l’homme qu’était son mari. Même au fond du trou, désespéré, malade, Jullian ne pouvait pas être coupable.

Hors de question de rester là à ne rien faire. Elle se précipita vers le malheureux et fut assaillie par une odeur d’urine. Il était pieds nus, le gauche faisait le double du droit, tout bleu, aux ongles noirs, et ses orteils étaient gonflés comme des montgolfières. Fracturés, sans doute.

Elle porta deux doigts tremblants à la gorge quand, soudain, une bulle de salive éclata entre les lèvres immobiles.

Il était en vie.

Léane eut un mouvement de recul. Les lèvres étrangères se mirent à remuer, un murmure incompréhensible remonta de la gorge. Un signal, qui revenait, seconde après seconde, un mot que l’homme répétait en boucle.

— De l’eau.

Léane posa sa lampe par terre et se rua sur une bouteille neuve. Elle alluma une baladeuse suspendue au plafond par un câble et s’agenouilla devant l’individu. Elle appliqua avec délicatesse le goulot au bord de ses lèvres craquelées. Une poche bleuâtre l’empêchait d’ouvrir l’œil droit. Il avait une mèche de cheveux noirs collée au front, des pommettes acérées, des poignets de bûcheron. Costaud, large d’épaules, entre 40 et 45 ans. Léane avait envie de vomir à cause de l’odeur. Elle eut beau chercher, elle ne connaissait pas cet homme.

— Voilà… Doucement.