Il vida ainsi le tiers de la bouteille, une quinte de toux roula dans sa gorge — tel un orage d’été —, puis sa tête retomba d’un bloc sur sa poitrine. Léane savait qu’avec une telle position des bras, les muscles de son cou devaient lui faire souffrir le martyre. Son Arpageon imaginaire avait été attaché de cette façon.
Elle sortit de sa poche un paquet de mouchoirs en papier, elle en humidifia quelques-uns et frotta avec précaution les joues, les arcades sourcilières et le nez. Une plaie au front avait souillé ce visage. Elle nettoya du mieux qu’elle put et repéra alors un impact de balle dans le mur. On avait dû ouvrir le feu à proximité, sûrement avec l’arme trouvée dans le tiroir. Du sang avait coulé de l’intérieur de l’oreille droite de l’individu.
Après l’avoir recouvert de son manteau pour le réchauffer un peu, elle se redressa et mit les mains sur son crâne. Elle repéra l’instrument de torture, dans un angle, le sabot avec des vis, comme dans son roman, qui réduisait de taille chaque fois qu’on serrait. Elle imaginait à peine l’enfer que cet homme avait traversé. Blesser quelqu’un à la jambe revenait à l’empêcher de s’échapper. C’était le meilleur moyen de le soumettre.
Elle saisit son téléphone, il fallait appeler Colin. Elle hésita néanmoins à composer le numéro. Prévenir les flics, c’était pointer directement Jullian du doigt. Il était amnésique, il ne pourrait pas se défendre. Il prendrait cher. Lui, le père de Sarah, son mari, derrière des barreaux… Il en crèverait.
Mais elle ne pouvait pas laisser mourir cet homme.
Pas de réseau. Elle s’apprêtait à remonter quand l’homme supplia :
— À l’aide.
Léane revint vers le prisonnier. Il avait redressé le menton, ouvert l’œil gauche.
— M’abandonnez pas…
— Je vais revenir, il faut juste que je trouve un endroit avec du réseau pour appeler les secours.
Il agita ses chaînes sans force.
— La clé des menottes… Sous la pierre, dans le coin, là-bas.
Les menottes étaient elles-mêmes maintenues au mur par la chaîne et un cadenas.
— D’accord, d’accord.
Elle se précipita vers l’angle de la salle, souleva le pavé positionné derrière les packs d’eau et les conserves, et découvrit en effet une clé. Elle gisait sur une photo de Sarah, où la jeune fille posait avec son père dans la baie de l’Authie, avec les phoques en arrière-plan. Jullian avait toujours gardé cette photo dans son portefeuille. Tous deux rayonnaient. Elle la ramassa et lut la note en bas, à l’encre bleue : Quoi qu’il dise, il ment. Et, juste dessous : Donne-moi la force de ne jamais oublier ce qu’il a fait. C’était l’écriture de son mari.
Léane sentit ses jambes se dérober et dut s’accroupir. C’était comme si une lame de fond venait de l’engloutir et de la retourner dans tous les sens, l’empêchant de remonter à la surface. Elle tourna les yeux vers l’inconnu, qui la scrutait, elle, à demi dissimulée par les réserves de nourriture, et les pensées qui lui arrivèrent d’un coup lui glacèrent le sang.
Et si ce type avait un rapport avec la disparition de Sarah ? Et si son mari avait découvert un élément primordial qui l’avait mené à l’enlever et le torturer ? Était-ce pour cette raison qu’il lui avait laissé un message sur son répondeur, deux jours avant son agression ? Il faut que je te parle de Sarah. J’ai découvert quelque chose de très important.
Elle se redressa, sous le choc, avec cette clé serrée dans son poing, ce morceau de métal qui avait le pouvoir de libérer un homme et d’en emprisonner un autre. L’inconnu la fixait, de sa face blanche, bleue, grise, cassée, entaillée, et elle pouvait presque voir l’espoir renaître dans l’éclat de son œil.
— Merci… Merci…
Léane se baissa à son niveau.
— Pourquoi vous êtes ici ?
Il se tut, surpris par la soudaine question, posée avec calme, et par le fait qu’elle lâche la clé sur le sol, tout près d’eux, une clé qu’il ne pouvait que convoiter de son regard éteint. Il se passa la langue sur les lèvres pour les humidifier et grimaça lorsqu’il voulut remuer la jambe.
— Alors vous êtes avec lui… Vous êtes avec ce malade… Bien sûr…
— Dites-moi seulement pourquoi vous êtes ici.
Il la sonda dans un silence qui s’étira. Les murs du fort étaient si épais que, d’ici, on n’entendait ni la mer ni le vent. Un vrai tombeau. Puis l’homme rassembla ses forces, agita ses poignets écorchés dans ses bracelets d’acier et hurla.
— Je… J’en sais rien ! Je vous jure que j’en sais rien ! Il m’est tombé dessus, je me suis réveillé dans… dans ce trou !
— S’il vous a enlevé et torturé, c’est qu’il avait une raison.
— Il est complètement fou, c’est ça, la raison. Il croit que… que j’ai quelque chose à voir avec la disparition de sa fille. Mais je sais même pas qui elle est. Écoutez, je n’y comprends rien, je n’en peux plus. Ça fait… combien de temps qu’il me retient ici ? Combien de jours, de nuits ? Il… ne revenait pas, j’ai cru que… Je sais plus… Je… vous en supplie, ouvrez ce cadenas…
Il se mit à pleurer, Léane eut le cœur serré de voir un homme brisé, démoli à ce point. Elle n’avait qu’une envie, le libérer de ses chaînes. Mais si Jullian avait raison ? Et si cet homme pouvait lui révéler où se trouvait Sarah ? Ou son corps ? Ce qu’on lui avait fait ?
Léane saisit son téléphone, afficha le selfie de sa fille du soir de sa disparition et lui montra l’écran.
— Regardez bien cette photo. Vous la reconnaissez ?
Son œil gauche s’agrandit, la paupière droite remua à peine et laissa apparaître une partie d’iris noir. Il se tordit dans une grimace.
— Merde, c’est votre fille… Et vous… vous êtes sa femme, c’est ça ? La romancière dont… il m’a parlé… Miraure… Alors, vous… vous ignoriez que j’étais ici ? Vous ignoriez que… que votre mari séquestrait un innocent ?
Léane ne se laissa pas déstabiliser. Elle maintint l’écran devant son visage boursouflé.
— C’est vous qui étiez enfermé dans le coffre du 4 × 4, il vous a kidnappé. C’est vous qui avez gratté et écrit « VIVANTE » sur le métal. Pourquoi ?
— Vous… êtes aussi folle que lui.
— Et… C’est vous qui possédiez le bonnet de ma fille, pas Jullian. C’est pour ça qu’il vous a enlevé, hein ? Qu’est-ce que vous faisiez avec ce bonnet ? Où est-elle ? Où est Sarah ?
Il agita ses mains au-dessus de lui.
— Je ne sais pas ce… ce qui s’est passé avec votre mari… Je ne sais pas… pourquoi vous êtes ici à… à sa place, mais vous n’êtes visiblement pas au courant de… tout ceci… Alors, vous…
Il grimaçait à chaque mot prononcé.
— … vous allez tout de suite appeler… la police et… et leur expliquer… Je leur raconterai tout… tout ce qui s’est passé… Je dirai la vérité. Que c’est la première fois que je vous vois… Que… Que vous n’étiez pas au courant. Et je…
Léane n’écoutait plus. Les dominos chutaient les uns après les autres.
— Ça explique aussi son agression de l’autre soir. Peut-être quelqu’un qui savait que mon mari vous retenait, et qui vous cherchait. Qui c’était ? Un salopard de complice ? Mon mari n’a pas lâché le morceau, alors on le tabasse et on le laisse pour mort sur la plage.
L’homme renifla et se frotta le nez contre son épaule.
— Je ne comprends rien à… à ce que vous racontez… La clé. Ouvrez, maintenant…
Léane plongea sa main dans la poche du pantalon du type, et dans celle de sa chemise ouverte et tachée de sang. Elle se redressa et alla fouiller parmi les stocks de nourriture. Rien, pas un papier. Elle revint vers lui d’un pas décidé.