Elle observa son mari, serein, et ses poils se hérissèrent rien qu’à imaginer la façon dont il avait séquestré et torturé Giordano. Lui, Jullian, le pacifiste qui fabriquait ses cerfs-volants, qui parcourait la baie en char à voile, l’amoureux de la nature, ardent défenseur de la colonie de phoques présents sur la côte et incapable d’écraser une fourmi… Comment avait-il pu déverser une telle haine ? D’un autre côté, comment avait-elle fait pour douter de son innocence et de son engagement pour retrouver leur fille ? Jullian était prêt à tout, et il avait sûrement eu une sacrée bonne raison pour s’en prendre au flic. Peut-être même avait-il cru détenir la preuve de sa culpabilité avec le bonnet ?
Mais il fallait se rendre à l’évidence : il s’était trompé, et elle aussi, ce bonnet pouvait appartenir à une inconnue. L’histoire se terminerait forcément mal. Rendre la liberté à Giordano revenait à sceller le futur de l’homme qu’elle avait toujours aimé. Laisser le flic enfermé ? Une mèche de pétard mouillé. Il faudrait bien le relâcher un jour.
Une autre solution. Ne rien faire, le laisser crever au fond de son trou… Se débarrasser du corps… Jullian et toi, libres… Une nouvelle vie qui commence pour vous deux…
Elle chassa ces pensées infectes, ces murmures crachés par une petite voix étrange. Elle tuait dans ses livres, certes, ses personnages faisaient disparaître des corps, mais elle, elle n’était pas une meurtrière.
Elle toussota, et Jullian ouvrit les yeux dans un sursaut. Il se redressa.
— J’ai fait un cauchemar, et tu étais dedans. Tu nageais avec des tortues, tu étais accrochée au dos de l’une d’elles et elle s’est mise à plonger vers le fond. Tu n’arrivais plus à remonter à la surface, tes mains étaient collées sur sa carapace et tu as disparu dans l’obscurité en me suppliant de t’aider. Et moi, je ne pouvais rien faire, parce que je n’avais pas assez de souffle pour descendre. Je… Je t’ai regardée mourir.
Il se serra contre elle. Léane ressentit une tension dans son corps, une sorte de répulsion qu’elle s’efforça de contenir. En réalité, elle lui en voulait de l’avoir mise dans cette situation, d’avoir utilisé ses écrits — d’une certaine façon, il l’avait prise en otage, elle — pour faire du mal à un homme.
Jullian continuait à parler :
— C’était affreux. J’ai eu tellement peur pour toi. Et pourtant, je ne te reconnais pas encore vraiment. Mais je sais que… que quelque chose, au fond de moi, t’a toujours connue.
Léane finit par s’abandonner à l’étreinte de son homme.
— On a nagé avec les tortues, c’était il y a longtemps. C’était… loin, en vacances. Tu voulais m’emmener au soleil, à la lumière parce que… parce que c’était une période où je faisais des cauchemars, où… ça n’allait pas forcément bien dans ma tête.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’était passé ?
Elle haussa les épaules.
— Rien de spécial. Juste des angoisses.
— J’ai encore manipulé des objets pendant ma séance avec l’orthophoniste, ils font émerger des souvenirs. Je me suis souvenu d’une voiture grise, une 4L, en touchant une voiture miniature. C’était pareil avec des peluches, j’ai revu un chien marron à poil ras qui courait partout.
— Ranzor, notre premier animal.
Jullian la gratifia d’un vrai sourire, comme elle n’en avait pas vu depuis longtemps. Et ça lui faisait encore plus mal.
— Les souvenirs arrivent un peu n’importe comment, mais grâce à ces objets, ils reviennent. L’orthophoniste est plutôt content. À ce sujet, tu pourras rapporter des photos de nous demain ? Ils pensent que ça serait bien pour nos séances.
Elle acquiesça. Il lui caressa le visage, ferma les yeux.
— J’ai tellement hâte de me retrouver auprès de toi, chez nous. Te redécouvrir… C’est terrifiant de ne plus avoir de mémoire, mais à la fois si particulier. Comme une renaissance. Retrouver des lieux, des visages, des odeurs, avec la saveur de la toute première fois. Tu es tellement belle. Et Sarah ? Elle sera avec nous à Noël ?
Léane s’efforça de lui sourire et de confirmer. Jullian fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Je te sens toute crispée. Il y a quelque chose au sujet de notre fille que je devrais savoir ?
La romancière sortit de sa poche le papier plié avec le portrait de Giordano.
— Est-ce que tu reconnais ce visage ?
Il prit la photo, la scruta et la lui rendit, impassible.
— Ça ne me dit rien du tout.
— Tu es bien certain ? Dis-moi vraiment.
— Non, non, rien. Qui est-ce ?
Elle hésita à aller plus loin, à lui montrer l’image de Giordano démoli, captée avec son téléphone portable, à le confronter à ce qu’il avait fait. Mais ce serait sûrement inutile. Elle rempocha le papier.
— Oublie ça. Oublie ma visite.
— Oublier ? Tu ne crois pas que j’ai déjà suffisamment oublié ? Que se passe-t-il, Léane ? Mon père aussi a un comportement étrange dès que j’aborde le sujet de Sarah. Qu’est-ce qui est arrivé à notre fille ?
— Elle est morte !
Les mots avaient jailli sans qu’elle puisse les contrôler. Léane tremblait d’émotion, ses nerfs étaient à vif. Elle voulut se relever mais ce fut comme si elle avait du plomb dans les jambes. L’électrochoc, c’était maintenant ou jamais. Jullian resta figé, abasourdi.
— Morte ? Mais tu m’as dit que…
— Elle a été kidnappée, il y a quatre ans. Elle revenait d’un footing, tu étais… au boulot, et je marchais sur la plage… Ça s’est passé dans notre villa. Un tueur en série du nom d’Andy Jeanson a été attrapé il y a presque deux ans, il est aujourd’hui en prison et attend son procès.
Jullian semblait vouloir parler, mais les mots ne venaient pas. Léane imagina la tempête dans sa tête.
— C’est lui qui a détruit nos vies. Il reconnaît avoir kidnappé et tué Sarah mais refuse de dire où il l’a enterrée. Derrière les barreaux, il a livré l’emplacement des corps au compte-gouttes, huit en tout, sauf celui de notre fille… On attend depuis des mois qu’il se décide à parler.
Elle serra ses deux mains, de toutes ses forces.
— Tu la cherches depuis toutes ces années, Jullian, à en devenir fou. Tu ne peux pas avoir oublié. Dis-moi que quelque chose te revient, dis-moi que tu n’as pas que des vieux souvenirs de bananes et de tortues.
Jullian pinça les lèvres, la tête basculée vers l’avant. Il fit passer ses mains au-dessus de celles de Léane.
— Je suis désolé…
Il se leva et la prit dans ses bras. Léane était sur le point de craquer. Elle l’embrassa sur la bouche, longtemps, avec ardeur, amour, et se défit de l’étreinte. Il la considéra d’un air hébété, deux doigts sur ses lèvres, comme s’il voulait attraper ce baiser et ne plus le lâcher.
— On aurait dit un baiser d’adieu.
— J’espère que tu me comprendras…
Elle sortit et l’entendit qui l’appelait en criant. Elle le laissait avec ses interrogations.
Qu’est-ce qu’elle avait fait ?
Elle s’enferma dans sa voiture, elle n’en pouvait plus, et il était hors de question qu’elle attende des jours, des semaines que la mémoire revienne à son mari, alors qu’un homme crevait au fond d’une cave. Même la révélation du kidnapping de Sarah n’avait rien provoqué. Dans une inspiration douloureuse, elle sortit son téléphone et chercha le numéro de Colin. La pire décision de sa vie. Peut-être le flic berckois trouverait-il la solution qui limiterait les dégâts ? Peut-être l’aiderait-il à se sortir de ce guêpier ?