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Comme les murs étaient en carton et qu’on pouvait entendre un couple s’envoyer en l’air trois chambres plus loin, il brancha un casque. Il y avait neuf films. Vic visionna la vidéo qui succédait à celle qu’ils avaient vue tous ensemble à la brigade. Son contenu était du même acabit.

Sur la première séquence, Félix Delpierre arrive avec le cadavre d’une fille sur l’épaule, qu’il pose sur la table en métal tel un morceau de viande. La tête est enfoncée dans un sac plastique scotché autour du cou. Il rapproche alors la caméra et s’assure que la scène est dans le champ.

Vic observa le corps dénudé avec attention. Vu la facilité avec laquelle le tueur le manipulait, il était encore souple, donc tué moins de six heures plus tôt. La fille semblait châtain — quelques cheveux dépassaient du plastique, mais impossible d’en savoir davantage. Elle avait morflé : hématomes sur les membres, escarres. Son enlèvement, lui, ne devait pas dater de la veille. Pourquoi Delpierre n’avait-il pas filmé la détention, les tortures, la mise à mort ? Les vivants l’intéressaient-ils moins que les macchabées ?

Vic s’efforça de ne pas accélérer la vidéo quand Delpierre viola le cadavre, qui portait toujours ce plastique sur la tête. Dès qu’il le pouvait, le dépeceur observait la caméra, les mâchoires serrées, le front en sueur. Chaque détail, chaque parole qu’il prononcerait pour lui-même ou pour la caméra pouvait être important. Le policier avait les poings crispés et enfoncés dans les coussins, il luttait pour ne pas abandonner. Il ne sauta pas non plus la séquence où le tueur écorche, au rasoir ou à la trancheuse — du genre de celle qu’on utilise pour couper les kebabs —, les bras et le dos, sale, puis suspend les lambeaux frais pour les faire dégorger.

Le tueur se dirige ensuite vers le mannequin, une espèce de squelette en métal, sans tête ni mains, dont une partie du torse a, selon toute vraisemblance, été couverte de la peau de la victime du premier DVD. Avec des pinceaux, des chiffons, du maquillage, il rend la peau tannée plus rose, les sutures plus discrètes. Il veut redonner un simulacre de vie à la mort.

Ensuite, il coupe l’enregistrement.

Une heure et demie de pure abjection. Le travail de tannage avait dû prendre des jours, aussi Delpierre avait-il fait un montage digne d’un professionnel, avec des coupes, des plans-séquences, des effets pour réduire la durée du film. Quand cela avait-il été réalisé ? Il n’y avait aucune indication temporelle. Ça pouvait être des semaines, des mois ou des années plus tôt. En tout cas, on en était au début de la fabrication de la « chose ».

Vic sortit prendre l’air, en chemise, par moins deux degrés, il se chauffait aux images d’horreur qui lui brûlaient la carcasse. Il regrettait tant de ne pas avoir vu les visages des victimes, à cause des sacs. Il aurait voulu ne pas les oublier. Qui étaient-elles ? Quand avaient-elles été enlevées ? Ils ne disposaient d’aucun critère pour rechercher dans les fichiers. Rien qu’en France, chaque année des dizaines de milliers de personnes disparaissaient de façon inquiétante. Où chercher ?

Il longea une rangée de voitures garées devant l’hôtel. Elles appartenaient à beaucoup de jeunes venus faire l’amour, ou des couples adultères qui n’avaient pas les moyens de se payer des chambres haut de gamme. Puis il marcha jusqu’à la boulangerie dans la galerie marchande de la grande surface située à deux cents mètres de là. Ainsi vêtu, les passants lui jetaient des regards en coin, comme à un type échappé d’un hôpital psychiatrique ou débarqué d’on ne sait quel pays. Il s’y acheta un sandwich et un paquet de chips pour le midi, observa des enfants jouer dans la neige entre l’hôtel et le magasin. Ils se lançaient des boules, se poursuivaient, riaient quand le projectile frappait son but. Si jeunes, les instincts se manifestaient déjà. Course, fuite, survie.

Il retourna dans sa chambre, gelé, et se remit au travail. Cette fois, il accéléra le visionnage pour les disques suivants. Delpierre portait les cadavres à la tête empaquetée, prenait des mesures, traçait des lignes sur les dos, les poitrines. Les corps restaient quasi intacts, il ne les massacrait pas, juste des lambeaux qu’il coupait, ici et là, avant de les enrouler dans des bâches. Son œuvre prenait de l’ampleur, petit à petit le métal du squelette disparaissait sous les lambeaux de peau. Le flic pensa à un artisan de haute couture.

À 13 heures, il mangeait son sandwich et ses chips avec des gestes mécaniques, sans appétit, parce qu’il fallait bien continuer à vivre.

Au milieu d’un film, il eut alors une fulgurance face à un corps qui aurait pu être sa fille. Il ne manqua pas le coche, si bien que, un quart d’heure plus tard, il errait dans les rayons de Noël de la grande surface, à la recherche d’un cadeau pour Coralie. Comme il ne savait pas quoi prendre — qu’est-ce qui intéressait une adolescente de 16 ans ? — , il opta pour une boîte de chocolats et un bon cadeau à dépenser dans n’importe quel rayon du magasin. C’était sans doute mieux que l’argent que suggérait Vadim. Ou pire.

Avant de retourner à l’hôtel, il reçut un appel du technicien chargé d’analyser le portable de Delpierre trouvé sur la table de son salon.

— L’étrange SMS avec cette histoire de « roue du bonheur » a été envoyé par Delpierre à un type du nom de « Docteur Watson », domicilié à Hyères. Et ce n’est pas un gag.

— Une fausse identité…

— Comme souvent. Le numéro de portable de ce Docteur Watson est relié à un fournisseur qui s’appelle LionMobile, et qui existe uniquement sur Internet. Une vraie plaie, ces fournisseurs.

Vic savait que l’on pouvait sans peine obtenir une carte SIM et un numéro de téléphone, il suffisait de remplir des formulaires en ligne et donner n’importe quelles informations. Les dealers, les transporteurs de drogue en go fast, les vendeurs d’armes et même les terroristes avaient toujours sur eux deux ou trois portables enregistrés sous des noms d’emprunt, ce qui les rendait difficiles à identifier.

— Pourvu qu’on puisse tracer le portable de ce Docteur Watson, à condition qu’il soit encore actif, mais cela va prendre plus de temps. Pour l’heure, il reste complètement anonyme.

Vic le remercia et raccrocha, interloqué. Qui se cachait derrière l’identité de l’un des personnages des romans de Conan Doyle ? Et pourquoi Delpierre lui avait-il envoyé ce seul et unique SMS au sujet du vélo de la cave ? Un message qui semblait pourtant leur être destiné à eux, les flics.

Une véritable énigme pour Sherlock Holmes.

Sur ces questionnements, il retourna en enfer, enfermé dans sa chambre. Il enchaîna les images insoutenables. Certains corps étaient perclus d’hématomes, de brûlures de cigarette, le flic distingua même des morsures. Delpierre faisait preuve d’une froideur, d’une rigueur et d’une régularité effroyables. Un chasseur, se répéta Vic. Il avait l’habitude de tuer, d’écorcher, de naturaliser des peaux de bêtes. Il faisait la même chose avec des êtres humains.

Au neuvième et dernier DVD, Apolline apparut. Vivante.

Vic se décolla de sa chaise et se rapprocha de l’écran, les mains sur les genoux. La jeune aveugle était attachée à la chaîne au fond de la pièce, assise sur des coussins entre les tentures rouges. Elle n’avait pas encore été mutilée. Elle pleurait, suppliait dans son bâillon, à moitié dénudée. C’était insupportable à regarder, et Vic dut lutter pour poursuivre. Le film avait forcément été tourné après novembre, date de l’enlèvement. Delpierre allait vers Apolline, la caressait, lui brossait les cheveux, lui marmonnait des choses inaudibles, même avec le son poussé au maximum. Sa poupée, songea Vic, elle était sa petite poupée.