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Le film montra « l’œuvre » presque terminée, couverte de peau, il lui manquait encore le visage sur la tête en polystyrène et les deux mains.

Sur le plan d’après, le temps avait passé, Apolline avait les cheveux un peu plus longs, et elle était allongée sur la table en métal où Delpierre écorchait ses victimes. Immobile, les pupilles dilatées malgré la lumière, mais vivante à l’inverse des autres, et sans bleus, sans ecchymoses. Delpierre terminait de lui injecter un liquide — sans doute de la morphine. Le flic dut couper le son et baisser les yeux lorsque le bourreau officiait avec sa scie puis cautérisait les avant-bras. Lorsqu’il observa de nouveau l’écran, Apolline ne bougeait plus, inconsciente.

Delpierre tombait dans une rage folle quand il découvrait, au moment où il plaçait la main droite en regard du moignon droit de son « œuvre », les blessures en braille qu’Apolline s’était infligées sur la paume. Idem pour la gauche. Il semblait désarçonné, se mettait à faire les cent pas, le poing serré sous le menton. Vic comprit que les blessures récentes qui ne guériraient jamais le gênaient, que malgré la monstruosité de sa construction, il cherchait la perfection dans les éléments qu’il assemblait : pas de brûlures, de coupures, d’hématomes. Un vrai point commun, d’ailleurs, que Vic découvrit à ce moment-là : Delpierre n’utilisait que des lambeaux de peau épargnés par ses actes barbares. Voilà pourquoi il lui fallait tant de corps.

Il n’eut pas le temps de tirer les conclusions de sa réflexion. D’un coup, Delpierre se précipitait vers Apolline d’un pas rageur, comme pour l’achever. Elle bougeait à peine mais elle était vivante. Soudain l’homme s’immobilisait lorsqu’une brève mélodie — Vic reconnut celle de la plupart des portables qui indiquait l’arrivée d’un SMS — retentissait. Le bourreau sortait alors du champ, et la caméra coupait.

Fin du film. Fin de la série.

Le policier écrasa ses mains sur son visage dans un long souffle, avec l’impression d’avoir une bouilloire à la place du crâne. Il alla boire de l’eau au goulot d’une bouteille et resta là, interdit, les yeux rivés sur la fenêtre de sa chambre. Plus loin, les enfants avaient disparu depuis longtemps en abandonnant un bonhomme de neige. Ils avaient assemblé et compacté la matière, apporté carotte, boutons, chapeau. Eux aussi, ils avaient fabriqué leur chose. Ainsi était fait l’humain, il avait besoin d’exister par ses créations.

Vic ferma les yeux, il se revit devant le coffre ouvert, le lundi précédent, en pleine nuit. Les mains trouvées à l’intérieur étaient bien celles d’Apolline, pas encore putréfiées et chargées de morphine. Il s’était donc écoulé peu de temps, peut-être quelques heures, entre le moment où Delpierre avait filmé les mutilations d’Apolline dans sa cave et le vol de sa Ford. Dans cet intervalle, le criminel avait tranché les deux mains et volé les yeux bleus ainsi que le visage d’une nouvelle victime, qu’il avait ensuite mise dans son coffre à côté des mains abîmées d’Apolline.

Vic ne comprenait pas : où la victime du coffre avait-elle été retenue ? Il ne la voyait pas sur le DVD. Un endroit qu’ils n’avaient pas trouvé dans la ferme de Delpierre ? Ou à des kilomètres de là ?

Le lieutenant avait toujours les yeux clos et des boules Quiès dans les oreilles. Coupé du monde, il pensa à Apolline, à la « chose ». D’après ce qu’il avait vu sur place et sur les DVD, la jeune aveugle ne faisait pas partie de l’horrible assemblage de peau. Delpierre l’avait-il néanmoins tuée ? Cachée dans un lieu sûr ? Était-il possible qu’elle fût encore en vie ?

Il essaya à présent de retracer l’épopée de Delpierre, le soir du vol de sa voiture. Il est chez lui, dans sa cave, à voler les yeux, le visage et les mains d’une nouvelle victime, avant de l’empaqueter et de la charger dans son coffre. Ensuite, il se met en route, prend l’autoroute en direction de Grenoble avec l’idée de se débarrasser du corps et des mains, mais s’arrête à la pompe à essence pour faire le plein.

Vic se redressa d’un coup, le haut de son crâne percuta la barre du lit. Il se tordit en deux, les mâchoires serrées, mais l’idée qui avait jailli surpassait la douleur. Si Delpierre était à ce point organisé, s’il changeait sa plaque à chaque déplacement, ne dépassait pas la limite autorisée et emballait les corps pour ne laisser aucune trace, comment avait-il pu prendre le risque de s’arrêter pour faire le plein d’essence avec ce qu’il transportait ? Pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? Vic se rappelait le nombre de litres sur l’écran digital de la pompe : cinquante-sept. Un coup d’œil sur Internet lui révéla que ce genre de modèle, une Ford Mondeo, avait un réservoir de soixante litres. Delpierre aurait presque pu tomber en panne au milieu de la route.

— Parce qu’il ne le savait pas ! Ce trajet n’était pas prévu !

Vic claquait des doigts sans interruption, il allait et venait entre les cartons. Ce que Morel avait pris pour du zèle ou de la provocation n’était que de la précipitation. Delpierre avait agi dans l’urgence, cette nuit-là.

Le flic remit le dernier DVD à la scène finale : le tueur, furax, qui vient de s’apercevoir des blessures sur les mains d’Apolline. Il se précipite vers elle pour l’achever mais il y a cette fameuse sonnerie de téléphone. Ensuite, plus rien.

Le flic pouvait presque entendre le cliquetis des engrenages s’enclencher dans sa tête. Tout s’éclaira soudain.

Delpierre n’agissait pas seul.

29

Depuis 6 heures du matin, Léane était garée en face du 8, rue Pillet, à Mâcon. Trois heures de route, nuit blanche, douleurs dans la nuque, les articulations. Elle somnolait, et chaque fois que ses paupières se baissaient, des flashes jaillissaient. Grégory Giordano qui hurlait, suppliait, avec son œil violacé et son front en sang. Sa main qui grattait « VIVANTE » dans le coffre. Le visage démonté de Jullian, Jullian l’homme qui jouait au cerf-volant, Jullian l’amoureux qui lui avait fait livrer cent une roses blanches, un jour, comme ça. Ce même Jullian, celui qui lui avait souvent reproché sa violence dans ses romans, sa noirceur… et celui qui avait tabassé à mort son prisonnier, qui lui avait broyé le pied dans d’immondes craquements d’os, de lents mouvements de manivelle, parce que, avec ce genre d’engin, on ne pouvait pas aller vite.

Des pas claquèrent sur le trottoir, à ses côtés, et la tirèrent de sa torpeur. Ne pas céder aux sirènes du sommeil, surtout. Elle riva de nouveau ses yeux sur la sortie de l’immeuble et guetta l’apparition éventuelle des résidents. On était vendredi 22 décembre, dernier jour avant les vacances scolaires. Roxanne Braquet avait 17 ans, elle devait aller au lycée et finirait bien par se montrer.

Léane songea encore à son mari, aux révélations qu’elle lui avait faites sur Sarah, à la manière dont elle l’avait abandonné avec ses questions. Il rentrerait peut-être à la villa bientôt, une vraie catastrophe, vu la situation. Il demanderait des explications, sur la disparition de leur fille, sur Jeanson, sur le déroulement de ces quatre dernières années. Il découvrirait ses valises dans la chambre et comprendrait qu’ils ne vivaient plus ensemble. Qu’allait-elle lui raconter ?