Chaque chose en son temps. Elle préféra ne pas y penser et se focalisa sur l’immeuble. Des silhouettes engoncées dans des tenues d’hiver en sortaient, bonnets, écharpes sur le nez, gants. Léane essaya de se concentrer sur ces bouts de visage, ces allures. Elle n’avait pas beaucoup d’informations sur Roxanne, un seul article scanné.
Une première fois, elle crut avoir affaire à elle. Elle jaillit de sa voiture et agrippa le bras d’un jeune homme aux cheveux longs qui la prit sans doute pour une barge. Elle retourna s’enfermer, sur les nerfs : elle devait à tout prix se calmer et, surtout, procéder de façon plus délicate si elle ne voulait pas effrayer la jeune fille.
À 7 h 22, une frêle silhouette glissa le long du trottoir d’un pas pressé, un sac en bandoulière sur l’épaule. Une cascade de cheveux noirs échappés d’un bonnet bleu bouillonnait dans sa nuque et sur le col de son trois-quarts. Pas moyen de voir le visage, mais Léane ne pouvait pas la laisser filer. Avec plus de discrétion cette fois-ci, elle traversa, progressa plus vite que sa cible et, quand elle fut à proximité, lança :
— Roxanne Braquet ?
La jeune femme tourna la tête sans s’arrêter de marcher. Le trouble envahit Léane : Roxanne était d’une grande beauté, avec des yeux d’un bleu rare comme ceux de sa fille, très profond, en forme d’amande. Elle l’imagina même sans sa teinture, en blonde, et elle se demanda, une fraction de seconde, les motivations d’une si jeune femme pour se teindre en noir.
— Oui ?
La romancière vint à ses côtés. Elle portait des vêtements neutres, avait elle aussi un bonnet, noir, sous lequel disparaissait l’intégralité de sa chevelure, une écharpe. Il fallait qu’elle reste le plus anonyme possible et pèse chacun de ses mots.
— Je bosse depuis quelques jours pour l’association « Les pistes de l’espoir », tu connais bien, je crois ?
Roxanne ralentit le pas.
— Oui, qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ?
La jeune se méfiait d’emblée, un comportement normal vu l’heure et l’endroit.
— Non, non, aucun problème. Je sais, il est tôt, je surgis, comme ça, mais… j’ai juste une petite question à te poser, ce ne sera pas long. Il y a eu un article au début du mois, dans le magazine de la ville. (Léane sortit l’impression de sa poche et la lui tendit.) Tu apparais dessus, et je…
— Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Fichez-moi la paix avec ça, OK ?
Elle accéléra le pas, Léane s’accrocha.
— Quelqu’un te l’a déjà montré, c’est ça ? Un homme aux cheveux noirs, quarantaine d’années, dans les un mètre quatre-vingts ?
— Ouais, un vrai taré, ce mec. Avec mon père, ils étaient à deux doigts de se battre.
Jullian était donc venu. Léane sentait que ses réponses pouvaient jaillir des lèvres de la jeune fille, là, maintenant. Sans réfléchir, elle sortit un billet de cinquante euros de son portefeuille et le plaqua dans la main de Roxanne. Pas classe, mais efficace.
— Réexplique-moi.
L’adolescente hésita, puis empocha le billet.
— C’était pas le week-end dernier, mais celui d’avant. Je le passais chez mon père. On revenait des courses le samedi matin. Il y avait ce type dont vous parlez, l’homme aux cheveux noirs, qui attendait devant la maison. Un gars nerveux. Quand il nous a vus approcher, il a cherché à me parler. Mon père lui a demandé ce qu’il voulait, c’est là que le type a sorti l’article, comme vous, et qu’il m’a demandé où j’avais eu le bonnet… Ce bonnet-là.
Elle posa son doigt sur le papier, puis traversa la route. Léane la suivit.
— Que lui as-tu répondu ?
— Rien. Mon père s’est interposé, il m’a dit de rentrer, ce que j’ai fait. Mais le ton est monté entre eux, je vous dis, ils ont failli en venir aux mains. Après une altercation qui a duré une ou deux minutes, le type est finalement reparti.
— Et tu ne l’as plus jamais revu ?
— Non. Impossible de savoir qui il était, mon père m’a juste dit que c’était un cinglé, on n’en a pas reparlé.
Léane réfléchit : Jullian n’avait pas pu abandonner la piste. Pas lui. Il avait dû revenir à la charge, à un moment ou à un autre.
— Tu dis que tu passais ce week-end-là chez ton père. Tes parents ne sont plus ensemble ?
— Ils sont divorcés depuis un bout de temps. Mon père est resté à Ecully, en banlieue lyonnaise, ma mère a déménagé ici, à Mâcon. C’est elle qui a la garde. Je ne le vois plus souvent, mon père, pour des raisons de…
— … de ?
Roxanne serra les lèvres puis changea de sujet :
— J’irai peut-être chez lui au Nouvel An. Mais on ne peut pas dire qu’il cherche à prendre des nouvelles, ces derniers temps. Pas un coup de fil, rien. Il croit sûrement que ses chèques me suffisent.
Elle enfonça le nez dans son écharpe. Des signaux clignotaient en rouge dans la tête de Léane.
— Banlieue lyonnaise, tu dis. Braquet, c’est le nom de ton père ?
Roxanne parut méfiante, et renifla.
— Non, c’est le nom de ma mère, mon nom d’usage. Mais mon vrai nom de famille, c’est Giordano.
30
Léane n’en croyait pas ses oreilles. Elle enfouit ses mains dans ses poches pour éviter qu’elles ne tremblent. Elle imaginait Jullian revenir à l’attaque, pas auprès de Roxanne mais de Grégory Giordano. Il avait fini par le kidnapper, sans doute après le retour de la jeune fille à Mâcon. Roxanne n’avait plus eu de nouvelles, elle n’était pas au courant de la disparition de son père.
Léane imagina sans mal la suite : Jullian avait enfermé Giordano dans le coffre, avec le bonnet, et l’avait enchaîné dans le fort. Ça faisait peut-être dix jours que Giordano croupissait dans la pièce glaciale, torturé, battu, et elle, elle était en train de discuter avec sa fille !
Elle essaya de contrôler le ton de sa voix.
— Ce bonnet, d’où venait-il ?
— Alors vous aussi… Qu’est-ce qui se passe avec ce bonnet ? C’est sûr que vous ne faites pas partie de l’association. Vous êtes qui ?
Léane mit de nouveau la main au portefeuille, la meilleure des réponses.
— S’il te plaît, Roxanne, c’est très important.
— C’est comme dans les films, hein ? Vous me donnez du fric, je parle ?
— On peut dire ça.
— Désolée de vous décevoir, mais il n’y a rien à dire sur ce bonnet. C’est mon père qui l’a trouvé, c’est tout. Il l’a mis sur ma tête, comme ça, au-dessus du bonnet que j’avais déjà, j’avais l’air d’une truffe, on s’est bien marrés… Le bonnet était sympa, on est repartis avec. Mon père aime bien quand je le porte. Ça me fait d’ailleurs penser que… que je l’ai oublié chez lui la dernière fois.
Plusieurs questions taraudaient Léane, mais elle alla à l’essentiel. Elle savait que le temps était compté, qu’il suffisait que Roxanne se referme, et c’était fini.
— Quand l’avez-vous trouvé ? Où ?
— C’était l’hiver dernier, en février, pendant les vacances. Mon père m’a emmenée randonner dans le Vercors. Il est fou de nature.
— Le… Le bonnet, il… Est-ce qu’il aurait pu être là où vous l’avez trouvé depuis… depuis longtemps ? Depuis des années ? Est-ce qu’il était sale ? Enterré sous des feuilles ?
— Ah non. Le bonnet était juste un peu recouvert de neige. Je ne sais pas, ça faisait maxi deux ou trois jours que la personne avait dû le perdre, sinon il aurait complètement disparu sous la neige. C’est froid et rude, là-bas, l’hiver. Il neige souvent.