Jeanson avait été arrêté en janvier 2016. S’il avait vraiment tué Sarah, comment Roxanne aurait-elle pu retrouver le bonnet de sa fille presque un an plus tard dans les montagnes ? Et si le couvre-chef était resté dans la nature des mois, il aurait été abîmé, troué, détruit par les éléments.
Elles arrivaient à un arrêt de bus. Roxanne regarda Léane en coin.
— Ce bonnet, il appartient à quelqu’un que vous connaissez, c’est ça ?
— Tu… Tu te rappelles l’endroit exact où vous l’avez découvert ?
— Comment vous voulez ? Mon père loue souvent un appart dans un immeuble résidentiel à Saint-Agnan-en-Vercors, dans la Drôme, pas loin des pistes de ski. C’est pendant une randonnée au milieu de nulle part qu’on l’a trouvé. C’était, je ne sais plus, aux alentours de La Chapelle-en-Vercors, ou un de ces bleds. Désolée, difficile d’être plus précise.
Le bus scolaire arriva et ouvrit ses portes.
— Faut que j’y aille.
— J’aimerais te recontacter pour discuter plus longuement. Je peux avoir ton numéro ?
— Désolée. Vous savez bien, faut se méfier des inconnus, blablabla. Je n’aurais même pas dû vous parler.
— Encore une question : tes cheveux noirs… Une teinture, pourquoi ?
Roxanne la fixa et plissa les yeux, un voile sombre obscurcit son visage. Très vite, la jeune fille se retourna. Juste avant qu’elle ne s’engouffre dans le bus, Léane l’interpella une dernière fois et la prit en photo avec son portable.
— Hey ! Faites pas ça !
Roxanne la foudroya du regard, sur le point de redescendre mais, comme le chauffeur s’impatientait, elle finit par disparaître dans le bus. La romancière laissa le véhicule s’éloigner avec amertume. Elle aurait aimé avoir davantage de réponses. La piste ne pouvait pas s’arrêter là. Sarah avait peut-être été emmenée dans les montagnes alors que Jeanson était déjà en prison. Peut-être que, comme le pensait Colin, le tueur en série n’avait rien à voir avec sa disparition.
Et si Sarah était encore en vie ? Peut-être Jullian avait-il eu raison de mener son combat, durant toutes ces années ?
Léane observa la photo qu’elle venait de prendre. Si Roxanne disait la vérité, Grégory Giordano avait trouvé le bonnet par hasard, au gré d’une randonnée dans le Vercors. Peut-être avait-il avoué cela sous la torture, et que Jullian n’avait jamais voulu l’admettre. Le fait qu’il soit flic à Lyon, travaille à l’hôtel de police où on gérait le dossier Jeanson avait dû renforcer l’intime conviction de Jullian.
Et pourtant… Léane avait encore un doute enfoui en elle qui l’empêchait de croire totalement à l’innocence de Giordano. Cette histoire de garde, de divorce, les silences de Roxanne dès qu’elle abordait le sujet. Normal, Léane était une parfaite inconnue, mais quand même…
Elle regarda l’heure et pianota sur son téléphone. Il lui fallut moins de cinq minutes pour dégoter l’adresse du flic : il habitait à une heure d’ici environ. Elle démarra et prit la direction du sud. Elle devait finir de se persuader qu’elle séquestrait un innocent.
Mais, au fond, elle avait conscience que son voyage n’était qu’une cavale pour ne pas rentrer à Berck et affronter ce qui l’y attendait.
31
La maison de Grégory Giordano était un splendide pavillon individuel, au toit de chaume en forme de champignon, grandes baies circulaires, le tout planté au cœur d’un vaste jardin. Léane se gara un peu plus loin et s’en approcha à pied, la tête baissée, juste une ombre furtive le long du trottoir. Lyon et sa banlieue étouffaient sous la neige. Dans la rue, on entendait le bip désagréable d’un camion qui déversait ses jets de gros sel. L’endroit était calme, peu fréquenté. Il faisait encore sombre, et Léane savait que le soleil n’apparaîtrait pas de la journée.
D’un mouvement vif, elle bascula dans l’allée. Les seules traces dans la neige étaient celles d’un chat matinal. Elle monta quatre marches et se retrouva devant la porte d’entrée. Elle frappa, par acquit de conscience, et lorgna autour d’elle. Après tout, Giordano était peut-être en couple.
Pas de réponse. Mains gantées, elle tenta d’ouvrir : porte close. Elle redescendit, fit le tour de l’habitation. La neige craquait sous ses semelles, et Léane eut l’impression qu’elle allait alerter tout le quartier. Pas de vitre brisée, véranda à l’arrière verrouillée et intacte. Jullian aurait-il enlevé Giordano ailleurs ? Elle eut sa réponse au niveau de la porte du garage : la poignée tournait dans le vide, comme si elle avait été forcée.
Elle entra, referma derrière elle et claqua ses chaussures contre le béton pour se débarrasser des amas de flocons. Une voiture dormait dans le garage. Léane inspecta le coffre, au cas où. Rien. Elle trouva une première porte qui donnait sur le jardin à l’arrière, et une seconde sur le hall de la maison. Combien de fois avait-elle décrit ce type de scène dans ses livres ? L’héroïne en rupture avec la loi, marchant dans l’obscurité d’une demeure inconnue… Elle frissonna rien qu’à cette idée et réfléchit : que cherchait-elle, en définitive ? Des traces de Sarah ? Des preuves de la culpabilité de Giordano ? Un panneau qui lui dirait : « C’est lui / Ce n’est pas lui » ?
Dans le salon, elle remarqua les albums photo posés pêle-mêle sur un meuble, des papiers renversés, des tiroirs et des portes de placards ouverts. Jullian était passé par là, bien sûr, il avait fouillé.
Les volets étant fermés, elle alluma un halogène dont elle régla l’intensité au minimum. Les albums étaient restés ouverts sur des photos de la famille réunie. Grégory Giordano, à côté de sa femme, une tige blonde, et leur fille au milieu, d’une blondeur de blés, elle aussi. Léane fut marquée par l’âpreté du cliché : personne ne souriait. Les visages étaient fermés, presque agressifs, les regards fuyants. Elle feuilleta, remonta les années, fit défiler le temps. Elle comprit, aux expressions sur les clichés d’ensemble qui se faisaient de plus en plus rares, que la famille heureuse allait éclater. Roxanne avait parlé d’un divorce.
Elle poursuivit la fouille et trouva des cartes de visite, par terre, à côté d’une cartouche de cigarettes et d’un briquet Zippo en argent. Autre surprise, et de taille : Grégory Giordano ne travaillait plus dans la police, mais chez un concessionnaire automobile lyonnais. Pourquoi avait-il quitté son job ? Quand ? Après 2010 semblait-il, d’après les articles qu’elle avait découverts sur Internet à son sujet.
Et si tout était lié ? Le divorce, le changement de travail, Sarah… Et si, au contraire, il n’y avait aucune relation ? Léane savait que, à force de chercher des liens, on finissait toujours par en trouver, même les plus absurdes. N’en avait-elle pas la preuve avec cette histoire de plagiat dont lui avait parlé Pam ?
Un tour dans la cuisine, puis à l’étage. La chambre de Giordano… Lit défait, draps en vrac. Elle s’approcha, remarqua la giclée de sang sur la taie d’oreiller. Elle imagina Jullian surgir ici, pendant que l’homme dormait, et le cogner au crâne. Là aussi, les placards étaient ouverts. Tout avait été retourné, sans demi-mesure. Elle fouina dans les vêtements mais n’y vit rien d’étrange.
Elle sortit de la chambre, direction le bureau. L’impression qu’une tornade était passée. Les livres de la bibliothèque gisaient par terre, des feuilles jonchaient le parquet. Léane se colla au mur, une main sur le front. Elle prenait conscience qu’à chaque minute qui passait, qu’à chaque nouveau geste elle devenait de plus en plus la complice de son mari. Elle aussi était en infraction dans la maison d’un ancien flic, à fouiller ses affaires. Elle aussi le retenait prisonnier, finalement.