Léane ignorait s’il plaisantait ou pas.
— Ça va, je m’en occuperai.
— Évidemment, je te tiens au courant si on a des infos sur le parasite grâce aux empreintes. Tu es sûre que ça va aller ? Tu n’as vraiment pas l’air dans ton assiette.
— C’est… compliqué. D’un côté, cette histoire avec mon éditeur. Et de l’autre, se dire que… quelqu’un était peut-être ici, chez moi. Tu comprends que, avec tout ce qui se passe, ce n’est pas facile.
— Je… Tu veux peut-être que je te tienne un peu compagnie ? J’ai une bonne bouteille de blanc à la maison et… (il regarda sa montre) je devais récupérer deux douzaines d’huîtres chez le poissonnier, le magasin est fermé mais je le connais bien, il va m’ouvrir. C’est ça, avoir des relations.
Léane rabattit davantage la porte.
— C’est gentil, Colin, mais une autre fois. Je suis crevée, je vais grignoter un truc vite fait et me coucher tôt.
Il acquiesça, mais Léane vit un iceberg glisser sur son visage.
— Une autre fois, oui. N’oublie pas l’alarme.
Il la salua d’un geste, puis resta figé sur le perron. Il se dirigea alors vers la remise à chars à voile. Léane blêmit : la vitre cassée, elle avait oublié. S’il entrait là-dedans, il allait découvrir les plans de l’instrument de torture, les bottes crottées avec la flaque gelée. Léane se précipita.
— Pas d’inquiétude, c’est moi qui ai fait ça ! Je ne savais plus où Jullian avait mis la clé du cadenas.
— Une envie de char à voile ?
— D’aller voir les phoques, plutôt, hier, pour me changer un peu les idées. Les jumelles étaient à l’intérieur.
Il lorgna par la fenêtre, on n’y voyait rien.
— Je comprends… Mais c’est quand même vachement humide ici, pour ranger des jumelles…
Il lui fit un signe de la main et reprit la route. Lorsqu’il se rendit compte qu’il avait oublié son portefeuille, il fit demi-tour. Un quart d’heure après son départ de « L’Inspirante », il frappait de nouveau à la porte mais n’obtint aucune réponse. Les lumières étaient éteintes, et la voiture de Léane, garée devant le garage auparavant, avait disparu.
36
Dix minutes après le départ de Colin, Léane sortit avec un sac de sport à la main, dans un tel état de tension qu’elle manqua de s’embourber dans le sable en faisant marche arrière. Il lui fallut ensuite plus d’une heure et quart pour rejoindre Ambleteuse. Le trajet avait été allongé à cause de la purée de pois qui avait effacé le paysage juste après Le Touquet.
Elle estima que la mer commencerait à encercler le fort vers 22 h 45, ça lui laissait un peu plus d’une heure avec Giordano. C’était trop court. Une fois garée sur le parking à bateaux, elle s’enfonça dans le brouillard. Ses pas pesaient des tonnes, une partie d’elle ne voulait pas entrer là-dedans, affronter son regard, mais une autre avait un besoin immédiat de réponses.
La lourde silhouette du fort ne lui apparut qu’au dernier moment, comme une orque jaillie des ténèbres. Léane rassembla ses forces, s’enferma dans le ventre du monstre et descendit vers la réserve de nourriture. Les photos de Sarah croisées au fil de sa progression lui donnaient le courage de poursuivre.
Elle inspira et entra dans la pièce.
Sous la lueur morne de l’ampoule, Grégory Giordano avait les yeux clos, la tête sur sa poitrine. Il ressemblait à un pantin désarticulé, et Léane eut l’impression que son épaule gauche était déboîtée. Son poignet était bleu, sa main libre en sang : il avait gratté la pierre autour du pieu qui maintenait la chaîne, cinquante centimètres au-dessus de sa tête. Les boîtes de conserve étaient vides, renversées, seul restait un fond d’eau dans une bouteille.
Après quelques pas, Léane glissa son nez dans son écharpe et, sans bruit, positionna la main libre dans la menotte, qu’elle referma aussitôt. Le prisonnier émergea, poussa un grognement, puis se débattit tel un fauve en cage.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Sans lui répondre, elle prit le seau en métal et alla le vider à l’extérieur. Elle revint avec un récipient rempli d’eau de pluie récupérée grâce aux fuites dans la casemate. Puis elle sortit un gant de toilette de son sac de sport, l’imbiba d’eau glacée et l’approcha du visage de Giordano, qui détourna la tête.
— Laissez-moi faire. Que j’y voie un peu plus clair.
— Libérez-moi ! Vous deviez revenir ! Combien de temps vous… comptez encore me laisser croupir ici ?
Il refusait qu’elle le touche. Sa toux avait empiré et lui déchirait la poitrine. Il finit par céder. Avec délicatesse, Léane ôta le sang séché, prit dans son sac une compresse, de l’antiseptique, et nettoya la plaie au front, à l’œil et au niveau de l’oreille.
— L’œil est encore gonflé. Vous n’avez pas l’air d’avoir de fièvre mais je vais quand même vous donner de quoi vous soigner. Je vous ai rapporté des sous-vêtements et des vêtements chauds. Ils appartiennent à mon mari et devraient vous aller. Vous pourrez vous changer et vous laver tout à l’heure.
Il redressa son dos, grimaça lorsqu’il fit rouler sa nuque. Léane lui donna deux cuillères de sirop contre la toux, du spray pour la gorge et du Dafalgan avec de l’eau, qu’il avala sans rechigner. Elle observa le pied blessé : presque violacé, deux fois plus gros que l’autre, gercé par le froid. Léane n’avait aucune solution et préféra ne pas y penser : elle fouilla encore dans son sac et en sortit un paquet de Marlboro, ainsi qu’un Zippo en argent.
— Vous reconnaissez ?
Il acquiesça. Elle lui planta une cigarette entre les lèvres. Alluma. L’homme pompa avant de tousser à s’en décrocher les poumons.
— Quel jour… on est ?
— Vendredi… le 22, il est… bientôt 22 heures.
— Vendredi… Où on est ? Dites-moi où on est.
Léane s’assit sur son sac, juste en face de lui. Jullian ne lui avait même pas dit où il le retenait, lui avait ôté toute dignité, ne lui avait laissé aucun espoir, afin d’éviter que des liens se nouent entre eux. Elle avait étudié ce genre de relation entre bourreau et victime, l’avait écrit noir sur blanc dans Le Manuscrit inachevé. Elle fit tourner le briquet entre ses doigts et garda un ton neutre.
— J’ai parlé à votre fille, Roxanne.
Giordano agita ses mains suspendues, força sur ses chaînes dans un effort vain.
— Si vous touchez à un seul de ses cheveux !
Léane ne bougea pas d’un millimètre et attendit qu’il se calme. Elle poursuivit quand elle fut sûre d’avoir une oreille attentive :
— Elle m’a dit que vous aviez trouvé le bonnet sur un chemin de randonnée du côté de La Chapelle-en-Vercors, en février dernier. Où exactement ?
Il cracha sa cigarette au sol.
— Vous croyez que votre taré de mari ne m’a pas déjà posé la question ? Dites-moi d’abord où on est.
— Non.
Nouvelle quinte de toux. Son regard revint vers Léane ; il y brillait comme une forme de résignation.
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Tous les chemins se ressemblent, là-bas… C’était il y a presque un an. Il y avait les bois, des arbres partout… (Il inspira un bon coup.) Écoutez, je sais, pour votre fille. Depuis que je suis enfermé ici, votre mari m’a répété l’histoire en long, en large.
— Vous m’avez dit ne pas la connaître quand je vous ai montré sa photo.
— Je voulais sortir ! Ça peut se comprendre, non ?
Il désigna le briquet du menton.