— On a de la chance que la session de Delpierre soit restée ouverte. Lequel en premier ?
— Docteur Watson.
Il s’exécuta. Une galerie de photos s’afficha. Le technicien se recula sur son siège, comme fouetté par ce qu’il découvrait. Delpierre avait posté des photos des cadavres posés sur des bâches, leurs têtes toujours recouvertes de sacs plastique. Chaque photo avait été prise à côté d’un trou creusé dans la terre, avec flash et sans doute de nuit, dans la nature. Il avait placé les corps parfois de face, parfois de dos ou de profil, de telle sorte qu’on ne voie pas les parties écorchées. À l’évidence, Delpierre ne voulait pas que Moriarty découvre ce qu’il leur faisait avant de les amener là. Vic poussa un soupir.
— Voilà comment notre « nettoyeur » apporte au Professeur Moriarty les preuves du travail bien fait. Il poste les photos des cadavres à côté des trous où il va les enterrer. Portables jetables, darknet, échanges minimalistes. Ils sont invisibles et très organisés. Pas des amateurs.
— Huit cadavres enterrés. Le neuvième était dans le coffre, il était allé le chercher quelque part et s’apprêtait à s’en débarrasser. Voilà ce qu’attendait Moriarty, cette nuit-là. Que Delpierre poste les photos du corps au bord de sa tombe.
Il y eut un long silence. Hormis ces clichés, il n’y avait rien. Pas de dates ni d’identités. Tremblay s’empara de nouveau de sa souris.
— J’enregistrerai ces photos sur mon disque dur et vous les enverrai dans la journée.
Il afficha l’écran précédent et, après un coup d’œil aux deux flics, cliqua sur le lien « Moriarty ». La page était noire, avec juste un message écrit en blanc au milieu :
Le nettoyage s’effectuera au chalet « Edelweiss », isolé sur la droite, au bout du chemin de la colline Serre Beau, La Chapelle-en-Vercors.
38
— Un fort entouré d’eau à marée haute près de Boulogne-sur-Mer… Alors c’était ça, le secret… Vous savez l’ironie, dans tout ça ? C’est que j’ai débuté ma carrière à Boulogne, il y a plus de vingt ans. Je connaissais ce fort mais je ne l’avais jamais visité. Un retour aux sources, pour ainsi dire, mais pas dans les meilleures conditions, malheureusement…
Grégory Giordano se racla la gorge et cracha sur le côté, le plus loin possible.
— … Votre mari aussi, il s’est fait piéger par la mer à plusieurs reprises. Tellement absorbé à me taper dessus qu’il se laissait surprendre par les marées… Je ne comprenais pas pourquoi il disparaissait et revenait quelques minutes plus tard, plus furieux que jamais…
Il fixa son pied gonflé dans une grimace. Léane, frigorifiée, était assise contre le mur d’en face, les bras serrés autour de ses jambes pliées. Elle l’observait sans rien dire, cherchait à percer ses secrets.
— … Dans ces moments-là, je dégustais, croyez-moi.
Il désigna d’un signe de tête l’engin de torture.
— Bien sûr, vous savez comment il s’y est pris, pour mon pied. Comme vous l’avez si brillamment décrit dans votre livre, il l’a enfoncé dans cette fichue machine et il a tourné, doucement. Ces craquements… On ne peut pas les fuir, parce qu’ils résonnent à l’intérieur de vous, comme si votre propre esprit les amplifiait. Je les entends encore, je m’en souviendrai toute ma vie. Je ne sais même pas si je remarcherai correctement un jour. Votre mari, il était fou, un vrai parano. Plus lui-même quand il me tabassait. Mais vous, vous n’êtes pas comme lui.
Léane essayait de se convaincre de la culpabilité de Giordano, de son implication d’une façon ou d’une autre dans la disparition de Sarah. Mais, plus elle réfléchissait, plus elle se rendait compte que sa détention reposait sur des éléments dont elle ne pourrait pas obtenir les preuves. Dans la cour, sur son smartphone, elle venait d’effectuer des recherches rapides : l’histoire du démantèlement du réseau de prostitution par la police de Lyon était vraie, même si, comme l’avait dit Giordano, on n’évoquait pas le passage à tabac de la matrone. Elle lui demanda quand même de se justifier.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’ils allaient étaler cette histoire sur la place publique ? Un flic qui tabasse à mort une maquerelle ? Non, ils ont fait passer ça pour un règlement de comptes entre proxénètes et ont étouffé l’affaire, je vous l’ai déjà dit.
L’ex-flic lorgna le paquet de cigarettes posé à côté de ses jambes.
— Vous m’en donnez une autre ?
Léane tripotait la clé des menottes sans bouger. Giordano sourit et fit un mouvement de sa main libre.
— Bah, c’est pas grave.
— Le bonnet… Vous le trouvez par terre, sans savoir d’où il vient ni s’il est sale, et vous le mettez sur la tête de votre fille… Ça ne vous paraît pas bizarre ?
— Par pitié, non. Arrêtez, avec ce bonnet.
— Roxanne m’a dit que c’était vous qui l’aviez mis sur sa tête, ce jour-là.
— Et alors ? Quoi ?
Léane se mura dans le silence. Elle ressemblait à une araignée recluse dans son antre, à peine éclairée par l’ampoule du plafond. Giordano essaya de rapprocher le paquet de cigarettes avec son pied intact. Un geste tout bête, mais, pour lui, c’était un supplice.
— Dans chacune de mes paroles, vous allez trouver un prétexte pour me tomber dessus… Parce que, malgré les apparences, c’est vous la victime… C’est vous qu’on torture, hein ?
Léane ne répondit pas, alors il poursuivit :
— Je ne peux pas me mettre à votre place, mais je peux deviner ce que c’est que de perdre un enfant. Si vous saviez combien de fois j’ai dû affronter ça, dans mon job. Tous ces parents que je devais aller prévenir parce que le pire était arrivé à leur enfant. C’était peut-être ce qu’il y avait de plus difficile : les regards vides et désemparés des parents des victimes. Au moment de l’annonce, la lumière dans leurs yeux disparaît. Et on sait qu’elle n’y réapparaîtra plus.
Il avait réussi à attraper le paquet avec sa main libre. Il se débrouilla pour en sortir une cigarette et la glissa entre ses lèvres. Mais le briquet était inaccessible, posé deux mètres plus loin. Il en rit de bon cœur, puis s’étrangla une nouvelle fois.
— Même sans la fumer, ça me fait un bien fou. Rien que pour ça, je vous remercie.
— Ne me remerciez pas.
— Si, si, j’y tiens. Vous pensez me connaître, vous me jugez sans forme de procès, sur des a priori. Moi aussi, je pourrais vous juger. Peut-être que je ne devrais pas vous dire ça, mais je vous connais plus que vous ne me connaissez… Et, croyez-moi, ça n’a rien à voir avec la disparition de votre fille. Ça remonte à plus loin. Bien plus loin.
— Je serais curieuse de savoir.
— D’abord, donnez-moi du feu… s’il vous plaît. Je vais vous expliquer.
Léane hésita, puis alla lui allumer sa clope. Il tira une longue bouffée, souffla par le nez et poussa un râle de satisfaction.
— Ce que c’est bon.
— Je vous écoute.
Il ne réagit pas tout de suite, il se délectait de la saveur du tabac. Après deux minutes, il se lança :
— Vous avez un secret… Un terrible secret que vous cachez même à votre mari, parce qu’il… il m’a parlé de vous, mais sans aborder le sujet. Et vu ce dont il m’accusait, je suis persuadé que, s’il connaissait votre secret, il l’aurait évoqué. Disons qu’on était… dans le thème.