Léane ressentit comme une piqûre. Une alerte venue de son inconscient.
— Je n’ai pas de secret.
— Si, bien sûr, comme chacun d’entre nous… Vous avez morflé. Et pas seulement à cause de… la disparition de votre fille. Il suffit de lire vos livres pour comprendre que vous n’avez pas eu une adolescence banale.
— Vous êtes à côté de la plaque. Si quelqu’un a eu une adolescence normale, c’est bien moi.
— Vraiment ? Pourtant, les sujets que vous abordez, la noirceur, la précision des descriptions sordides. Dans… Oh, je ne sais plus lequel, dans un de vos livres vous décrivez une scène de viol, et moi qui bosse là-dedans depuis toutes ces années, je me dis : il faut être sacrément bien renseigné, presque l’avoir vécu pour en parler de cette façon…
Léane resta silencieuse, elle ne voyait pas où il voulait en venir.
— … Vous vous cachez derrière votre pseudo, derrière vos écrits. La première fois où j’ai ouvert un de vos livres, c’était il y a sept ou huit ans, et j’ai pensé : ce mec-là, il en a chié, pour pondre des trucs pareils. Ce mec-là… Enaël Miraure. Miraure… C’est pas commun, ça, comme nom, si ? D’où il vous vient ?
Léane se raidit. La main qui remonte du fond de la gorge, les cinq doigts qui s’agrippent à sa langue, écartent ses mâchoires, chaque fois qu’arrive l’inspiration. Dès qu’Enaël vient l’habiter. Elle essaya de garder son sang-froid.
— Ce n’est pas compliqué. Miraure. Le miroir. Comme pour Léane/Enaël. Ça m’est venu comme ça.
— Comme ça… c’est la petite phrase toute faite que vous sortez aux journalistes ? Mais moi, il me disait vaguement quelque chose, ce nom. Un vieux truc coincé loin, loin dans ma mémoire.
Léane ne comprenait pas. Malgré l’écran de fumée, elle pouvait voir l’œil noir de Giordano briller, comme un gros diamant au fond d’une mine. Elle resta sur ses gardes, elle sentait de plus en plus qu’elle rentrait dans son jeu, et ça devenait dangereux.
— Un jour, à Lyon, j’avais un de vos livres au bureau et un ordinateur connecté aux fichiers de la police. Alors, j’ai cherché… Et j’ai trouvé. Nathan Miraure, qu’il s’appelait. C’est bien ça ?
— De qui parlez-vous, bon sang ?
— Vous deviez être toute jeune. Combien ? Quinze, 16 ans ? Et vous ne vous rappelez plus ?
Quinze, 16 ans… Elle eut alors un flash : 1991, c’était la date de sortie du roman de Michel Eastwood, La Ronde de sang, un livre qu’elle avait à l’évidence lu et oublié, par un phénomène de cryptomnésie. Coïncidence, là encore ? Léane en avait assez. Elle se dirigea vers le sac, en sortit le pistolet, ôta la sécurité d’un mouvement du pouce et le braqua. Ses tremblements la poussèrent à empoigner l’arme comme si c’était une hache.
— De quoi vous parlez ? Qu’est-ce qui s’est passé, en 1991 ?
Giordano leva sa main libre sans rien dire.
— Ce pseudo, c’est une pénitence ? Un moyen de ne jamais oublier ?
Léane respirait fort, un acide brûlait dans sa gorge, irradiait son ventre. Elle se rendit compte que son index était enroulé autour de la détente. Que lui arrivait-il ?
— Oublier quoi, bordel ?
Il verrouilla ses lèvres et ne parla plus, il savait qu’elle ne le tuerait pas. Avait-il décelé sa faiblesse dans son regard ? Elle retourna à sa place, posa l’arme à ses côtés. Elle le scrutait comme un adversaire lors d’une partie d’échecs. À quel jeu jouait-il ? Cherchait-il à la déstabiliser ? C’était réussi, en tout cas.
Elle songea à ses révélations. Qui était ce Nathan Miraure ? Léane se rappelait son premier roman… Au moment de se choisir un pseudonyme, Miraure lui était venu naturellement, en miroir à son prénom. Mais pourquoi cette orthographe particulière ? Elle ne s’était jamais posé la question.
Le temps passait, pesait sur ses épaules, ses reins. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dormi ? Elle eut beau essayer de lutter, un moment, ses yeux décrochèrent et, lorsqu’elle les rouvrit, elle était couchée par terre, enroulée sur elle-même comme un chat. Un œil sur sa montre : 3 heures du matin.
Elle se redressa, fébrile, les muscles endoloris, avec l’impression d’être elle aussi prisonnière du fort. Il se dégageait de l’endroit une forme d’oppression. L’air manquait. Cette fois, c’était Giordano qui la fixait sans bouger, en silence, d’une expression étrange, un regard dont elle était incapable de dire s’il s’agissait de celui d’une proie ou d’un prédateur.
Elle remonta et alla uriner dans la nuit glacée. La brume l’isolait d’elle-même, tant elle était dense et grise, et Léane eut la sensation que ses membres ne lui appartenaient plus. Elle grimpa en haut de la tour, elle n’y voyait pas à un mètre, mais le ronflement des vagues lui parut lointain. La mer avait reculé et libéré le fort de son emprise. Elle prit un grand bol d’air et redescendit au sous-sol.
Elle ramassa le pistolet.
— Je vais vous libérer des menottes, le temps que vous vous laviez et vous changiez. Il y a tout ce qu’il faut dans le sac. Pas la peine de vous dire que je sais tirer et que je connais tout de ce flingue. L’avantage d’écrire des romans policiers et d’avoir des contacts dans le milieu.
Elle lança la clé sur son torse et s’écarta vers le fond de la pièce sans baisser son arme. Elle ne craignait rien : avec un pied dans cet état, Giordano serait incapable de se jeter sur elle. Il se défit de ses menottes et se massa les mains, les poignets, avec une grimace de soulagement.
— Merci.
— La ferme.
Elle essaya de rester dure, mais il lui arracha le cœur lorsqu’il voulut se lever sur une jambe et qu’il tomba sur les genoux dans un bruit sourd. Il roula au sol en criant. Une partie d’elle avait envie de l’aider, de l’apaiser, de l’emmener à l’hôpital. Aucun homme, coupable ou innocent, ne méritait un tel traitement. Elle se ressaisit, elle devait garder ses distances.
À quatre pattes comme un chien, il fouilla dans le sac, en sortit serviette, savon, gant de toilette et un paquet de vieux vêtements de Jullian.
— Rien pour me raser ?
— Faut pas trop m’en demander, d’accord ? Dépêchez-vous.
Il lui adressa un semblant de sourire. Il avait les dents blanches et bien plantées. Pour la première fois, Léane décela autre chose que du désespoir sur son visage. Il redevenait trop humain. Elle s’efforça de rester de marbre.
— Vous allez regarder ?
— J’ai déjà vu un cul. Vous n’avez qu’à vous tourner.
Il s’exécuta et se dévêtit avec une lenteur d’escargot, serra les dents quand le tissu effleura son pied meurtri, grelotta lorsque l’eau lui mordit la peau. Il portait un tatouage à l’épaule droite, un poisson avec une longue nageoire caudale, de couleur orange. Son corps était amaigri, mais les vêtements propres lui redonnèrent un peu de dignité, ce que Léane regretta : c’était d’autant plus dur de le garder enfermé dans ce trou. Mais que faire d’autre ?
— Vous allez remettre les menottes, à présent. À un seul poignet, ce sera suffisant. Et je veux entendre le déclic.
Il obtempéra et lui lança la clé avant qu’elle ne la lui réclame. Léane lui rapporta de la nourriture et de l’eau.
— La prochaine fois, je prendrai une attelle pour votre pied et des médicaments pour apaiser la douleur des fractures, je dois avoir ça. Avec son char à voile, mon mari se blessait de temps en temps. De toute façon, on ne peut pas faire grand-chose d’autre pour ce genre de blessure.
— Quand est-ce que vous allez revenir ?
Léane se sentait trop faible, trop influençable. Il fallait qu’elle parte. Elle fourra vite les affaires sales dans son sac, en referma le zip et se dirigea vers la sortie, sans lui adresser un regard.