Ce dernier désigna un marteau rangé dans un sac à scellés.
— Il était remisé à son emplacement, là, sur le mur, mais il a réagi au Bluestar : c’est le seul outil nettoyé à l’eau de Javel.
Soudain, ce fut comme si Vadim recevait tout le poids du monde sur les épaules.
— Ce fumier de Delpierre lui a défoncé le crâne avec un putain de marteau. Une froide exécution… Et il s’est tiré une balle dans la tête sans qu’on puisse rien y faire. J’en ai ras le cul, vraiment ras le cul, de tout ça…
Mangematin les invita à le suivre. Ils s’avancèrent vers le renfoncement sous l’escalier.
— On a déplacé le matériel de ski, et voilà ce qu’on a trouvé. Le proprio est formel, ce n’est ni lui ni sa femme qui ont fait cette gravure. Encore moins les enfants.
Il dirigea le faisceau de sa lampe derrière la troisième marche, une zone invisible à moins d’être accroupi. Vic plissa les yeux. Un dessin gravé dans le bois. Il s’agissait d’un petit poisson avec une longue nageoire caudale pointue.
— Un xiphophore.
Vadim s’agenouilla aussi.
— Un quoi encore ?
— Un xiphophore, un poisson-épée, qu’on trouve dans les aquariums d’eau douce. Un classique, comme les guppys ou les néons. Hormis la nageoire, ce poisson n’a rien de spécial. Pas agressif, pas compliqué.
Vic passa ses doigts sur le bois entaillé.
— Fait au couteau avec soin.
Vadim prit une photo avec son portable.
— Une sorte de signature, tu crois ?
— Un endroit invisible sous un escalier… Ça y ressemble. Peut-être que ce salopard de Delpierre voulait laisser son empreinte dans ce lieu. Une manière de marquer un territoire, de se l’approprier. Je crois que, s’il n’y avait pas eu l’épisode de la pompe à essence, ils auraient continué à louer le chalet, comme si de rien n’était. C’est chic, c’est isolé, personne pour voir ce que tu y fais.
Manzato venait de raccrocher et descendait les marches. Il continuait à mâcher son chewing-gum, mais avec une lenteur extrême, comme si son organisme tournait désormais au ralenti. Il gonfla sa poitrine, expira puis revint vers ses hommes, les épaules basses. Il hocha le menton vers le sol.
— Voilà, on sait qui est la fille qui s’est fait buter ici, le FNAEG a parlé. On tient notre anonyme du coffre. Et on a un sacré problème.
43
Léane avait appelé le cabinet du psychiatre John Bartholomeus d’un téléphone public de l’hôpital. La secrétaire avait décroché. Oui, le docteur travaillait aujourd’hui, jusqu’à 18 heures, et, non, il n’y avait plus de place pour un rendez-vous dans la journée. Léane avait pourtant pris la route : elle devait parler au médecin coûte que coûte.
Elle arriva à Reims aux environs de 12 h 45, avec l’impression que chaque kilomètre parcouru se lisait sur son visage. Elle n’en pouvait plus. Il n’était plus question de jour, de nuit, de faim ni de soif, elle était en mode survie, deux poches lourdes et sombres sous les yeux. Juste une mère prête à tout pour retrouver sa fille, comme Jullian durant quatre interminables années. Elle prenait le relais.
Elle se gara dans une rue adjacente à celle du cabinet du psychiatre, une voie sans feu tricolore ni stop, qui permettait de prendre en vitesse le volant et de disparaître au virage, ni vu ni connu, une centaine de mètres plus loin.
Parce qu’elle le pressentait : une fois sortie du cabinet, il allait falloir courir. Et vite.
Pas un cheveu ne dépassait de son bonnet. Emmitouflée dans des vêtements qui cachaient en partie son visage, gants en laine aux mains, elle sonna à la porte du cabinet situé entre deux immeubles. Le bâtiment aux larges vitres opaques était, d’après la plaque accrochée sur la brique, partagé par quatre praticiens, du psychologue au pédopsychiatre. Un bip retentit, elle entra et aborda la secrétaire, assise derrière l’accueil.
— J’aimerais parler au docteur Bartholomeus.
— Son cabinet est exceptionnellement fermé entre 13 heures et 15 heures, c’est indiqué à l’entrée. Le docteur est parti déjeuner. Vous avez rendez-vous ?
Léane sortit en articulant un remerciement à peine audible. Elle se posta en face du bâtiment, sous le porche d’un immeuble et consulta de nouveau la photo de Bartholomeus trouvée sur Internet. La cinquantaine, lunettes en cul-de-bouteille, le visage sec comme du bois mort. Une vraie gueule de secret professionnel.
Deux heures à tuer. Elle retourna chercher le livre de Michel Eastwood dans sa voiture et, revenue à son poste d’observation, appuyée debout contre le mur, se mit à le lire. Prenant, dès le début. L’écrivain séquestré, l’intrigue policière, les chapitres courts… Chaque page qu’elle découvrait la déconcertait. Certes, c’était différent du Manuscrit inachevé, mais…
Léane ressentit un vif malaise et, plus elle s’immergeait dans sa lecture, plus elle se rendait compte que Pamela avait minimisé l’ampleur du désastre, ou ne l’avait pas vue. Léane avait caché des énigmes dans son roman, qu’elle n’avait signalées à personne. Elle avait notamment renforcé la présence du chiffre 2, avait mis en évidence des palindromes pour symboliser le miroir, le double. Laval, Noyon, le groupe ABBA… Eastwood avait utilisé le même procédé. Ou, plutôt, c’était elle qui avait reproduit ce qu’avait fait Eastwood. Un mot par-ci, une idée par-là. Ça lui sautait aux yeux, désormais. Elle avait écrit avec spontanéité, persuadée que les idées venaient de sa propre matière grise, sans volonté aucune de nuire, de plagier.
Plagier… Elle en eut envie de vomir. Qu’était-il arrivé à sa mémoire ? Pourquoi avait-elle occulté ce livre par un phénomène de cryptomnésie ? Ce pseudo, c’est une pénitence ? Un moyen de ne jamais oublier ? avait lâché Giordano. Mais oublier quoi ? Léane songea à cette vision récurrente qui l’avait accompagnée une bonne partie de sa vie — cette main d’Enaël remontant dans sa gorge —, à la noirceur de ses écrits, à la raison même de son besoin d’écrire. Contrairement à ce qu’elle racontait aux journalistes, tout cela devait avoir un sens.
Le psychiatre arriva à 14 h 50 et la libéra un temps de ses tourments. Il était engoncé dans un trois-quarts noir, un Stetson vert bouteille vissé sur la tête. Léane fourra le livre dans sa poche, courut et se mit en travers de son chemin.
— Docteur Bartholomeus ? Je ne vais pas vous déranger longtemps. Dans le cadre d’un travail que je vous expliquerai, j’aurais besoin de quelques informations sur un procès au cours duquel vous êtes intervenu en tant qu’expert. On peut se rencontrer rapidement ? Après vos rendez-vous, peut-être ? Ce ne sera pas long.
Il la considéra d’un air surpris, la contourna et continua à avancer, les mains dans les poches. Fermé comme une porte de prison.
— Désolé, mais ce n’est pas de cette façon que ça fonctionne, et je ne divulgue aucune information de ce type à qui que ce soit, sans une requête expressément formulée par…
Léane écarta le pan de son blouson.
— Ça vous va, comme requête ?
Il s’arrêta net. Léane serrait son pistolet dans sa main droite et pointait le canon vers lui à travers le tissu de son manteau. Sous son bonnet de laine noire, son front perlait de sueur. Elle pensa à la photo de Sarah pour se donner du courage.
— Un mot, un geste, et je n’hésiterai pas à utiliser cette arme. On va tranquillement entrer, vous d’abord. Ne faites pas de bêtises, et tout ira bien.