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Elle se positionna derrière lui. Bartholomeus obéit. Il signifia à sa secrétaire de ne surtout pas les déranger, d’une voix qu’il voulut ferme, et ils pénétrèrent dans son cabinet. Léane verrouilla la serrure, sans le lâcher du regard. Le psychiatre se réfugia derrière son bureau, les mains un peu levées, paumes visibles.

— Écoutez, je…

— Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Vous me livrez les informations que je vous demande et je repars. Et ne me parlez surtout pas de secret professionnel.

— Je… Je peux m’asseoir, au moins ?

Léane acquiesça. Elle pesa chacun de ses mots, prononcés à travers son écharpe. Il fallait en dire le moins possible et garder l’anonymat. À la rigueur paraître échappée d’un hôpital psychiatrique. Ça lui allait très bien.

— Le procès Giordano, Lyon, 2011. Vous y êtes intervenu en tant qu’expert. Qu’est-ce que vous pouvez m’en dire ?

Le praticien serra les lèvres.

— Rien, je ne…

— Docteur !

Il fixa le canon de l’arme qui s’agitait.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

Léane jeta une clé USB devant elle.

— Tout. Vous établissez un compte rendu pour chaque procès, je présume, que vous sauvegardez sur votre ordinateur. Copiez-le sur cette clé. Ensuite, expliquez.

Il fixa la clé sous ses doubles foyers, s’en empara et s’exécuta à contrecœur. Léane vérifia, se tenant juste derrière lui. Une fois le fichier copié, elle récupéra la clé et la glissa dans sa poche.

— Parfait. Je vous écoute, maintenant. Soyez précis, ça m’évitera de me coltiner tout le dossier.

Comme il gardait le silence, Léane lui colla le canon sur la nuque.

— C’est la dernière fois.

— Le… Le procès de M. Giordano s’est déroulé à huis clos sur demande de l’une des parties civiles, parce que… parce qu’il concernait des actes de viol et de barbarie. Il n’y a eu aucune médiatisation, la presse n’a jamais été au courant. Ça a été un dossier sensible qui aurait pu faire beaucoup de dégâts dans les rangs de la police française.

Viol… Barbarie… Léane sentit l’arme trembler au bout de ses doigts. Fébrile, elle alla s’asseoir sur le fauteuil, à gauche du psychiatre.

— Qu’est-ce que Grégory Giordano avait fait ?

— Il… Il faut d’abord resituer le contexte. Le service dans lequel M. Giordano travaillait à cette époque, la traite des êtres humains, est sans aucun doute le plus dur des services de police. Pédophilie, viol, esclavagisme, maltraitances, c’est le pain quotidien de ces policiers-là… Pour eux, c’est… côtoyer chaque jour le mal le plus abject et la violence à l’état pur, du réveil au moment de s’endormir. Quand ils réussissent à dormir. Ils flirtent en permanence avec les limites, ils sont confrontés à de telles horreurs qu’il leur devient difficile de savoir où est la frontière entre le bien et le mal…

Sans geste brusque, il ôta son chapeau et le posa devant lui. Ses cheveux hirsutes lui donnaient l’air d’un épouvantail ahuri.

— Je me souviens de ce procès, cette… ambiance tellement particulière, ce huis clos oppressant, dans la salle d’audience… Grégory Giordano était un bon flic, investi, il obtenait des résultats, résolvait nombre d’affaires importantes. Les premiers faits avérés et à charge le concernant remontaient à une dizaine d’années. Il a été prouvé que Giordano profitait largement de son statut : fellations, passes gratuites, soirées de dépravation, en échange de quoi il fermait les yeux sur certaines activités illicites. Durant toutes ces années à côtoyer les bas-fonds de la société, il avait profité des enquêtes pour se constituer un beau petit carnet d’adresses. Il connaissait chaque réseau, chaque trottoir, chaque lieu interdit.

Du pouce et de l’index droits, il se massa les yeux, dont le blanc rougit.

— … Le procès a révélé la montée en puissance de ses pulsions en 2008. Ses rapports sexuels deviennent de plus en plus violents, c’est comme… une bête qui veille en lui et jaillit lorsqu’il se retrouve seul avec ces prostituées de la banlieue lyonnaise. En même temps, il mène une vie normale avec sa femme et sa fille. Ils sortent, ont des amis. Bien sûr, Mme Giordano, même si leur couple commence à battre de l’aile, ne se doute absolument pas de ses activités, il mène une parfaite double vie… Difficile de vivre avec un policier qui travaille dans ces milieux obscurs et ne raconte jamais rien…

Il frotta les verres de ses lunettes avec une calme application, et les chaussa.

— … La situation de Giordano bascule définitivement l’année d’après, lors de l’arrivée d’un réseau de jeunes filles de l’Est entre Lyon et Grenoble. C’est la période où le couple Giordano divorce — sa femme n’en peut plus de ses absences répétées, de ses silences. Elle obtient la garde de leur fille, ce qui rend le père dingue… Il met le grappin sur une jeune prostituée, à peine 18 ans, paumée, fragile, effrayée, qu’il a repérée lors d’une « intervention »…

Léane, l’arme sur les genoux, écoutait attentivement.

— … Giordano exerçait sur elle des actes que, dans une relation consentie, on appellerait sadomasochistes, mais qui se révèlent, dans ce contexte, des actes d’humiliation, de viol et de torture. L’enquête a révélé qu’il aimait recevoir, mais surtout infliger la douleur. Ça a duré plus d’un an, et tout cela aurait pu continuer longtemps si Giordano ne s’était pas fait prendre en flagrant délit dans un hôtel de montagne, par une opération surprise de la police de Chambéry qui travaillait sur le démantèlement du réseau.

Léane était au bord de la nausée. Giordano avait omis de lui parler de ces horreurs. Enchaîné, mal en point, il avait réussi à la mener en bateau.

— Et… le verdict ?

— Nous étions trois psychiatres mandatés pour une expertise. Nous avions pour mission de dresser un bilan de l’état psychologique de M. Giordano qui, du jour où il a été arrêté, a tout fait pour laisser croire qu’il était dans une grande détresse mentale, que le divorce et le métier l’avaient broyé, qu’il n’était qu’une victime, lui aussi. Il était sous antidépresseurs, à ce moment-là, c’est vrai, les analyses toxicologiques l’ont prouvé. Cependant, était-il vraiment dépressif ? Mes deux confrères le pensaient, moi pas. Mais la majorité a eu raison, comme toujours…

Il portait encore le poids de son échec. Dans ses expressions, ses regards.

— … De surcroît, malgré ce qu’il lui avait fait endurer, l’état de son corps, photos à l’appui, la victime l’a couvert et a affirmé que les coups, les brûlures de cigarette, les coupures lui avaient été infligés par d’autres clients. Cette gamine était fragile, influençable, apeurée. Même avec Giordano derrière les barreaux, elle avait peur. Hormis le flagrant délit constaté par les flics de Chambéry, les témoignages n’existaient pas, les collègues de Giordano le dépeignaient comme un policier exemplaire. Au vu de tous ces éléments, il a pris trois ans ferme, avec interdiction d’approcher son ex-femme et sa fille encore un an après la sortie, le temps qu’il fasse ses preuves de bonne conduite : retrouver une situation stable, plus de problèmes avec la justice…

— Vous dites que, selon vous, il n’était pas dépressif. Alors qu’est-ce… qu’est-ce qu’il était ?

— Tout est dans le dossier.

— Je veux l’entendre de votre bouche.

Il resta immobile, un instant, les yeux dans le vague, puis revint vers son interlocutrice.