— Ils t’ont laissé sortir ?
— Oui. J’ai pu signer les papiers de sortie en début d’après-midi, Bercheron était dans le coin. Il est toujours dans le coin, celui-là, d’ailleurs, et il a promis au personnel de me raccompagner à la maison. Et me voilà. T’étais où, toi ?
— J’ai dû faire un méchant aller-retour à Paris. Des trucs à régler avec ma maison d’édition. J’aurais aimé être à l’hôpital pour…
— Laisse tomber, tout s’est bien passé. On reprendra les séances avec l’orthophoniste le lendemain de Noël. Tiens, le flic avait d’ailleurs oublié son portefeuille sur la table.
Jullian désigna du menton les traces de poudre noire, sur les meubles, les verres, les poignées.
— Bercheron m’a expliqué pour cette histoire de parasite. Le cambriolage il y a deux mois, tout ce qui tourne autour de mon agression… Il m’a montré son carnet avec ses notes, des photos avec ce mot, dans le coffre du 4 × 4. « VIVANTE ». Et aussi cette histoire de bonnet. C’est incompréhensible, c’est horrible. Je…
— Il n’aurait pas dû te raconter tout ça, c’était à moi de le faire. Je suis désolée.
Léane en voulut à Colin, il avait sans doute cherché à faire le forcing, à agresser la mémoire de Jullian. Ce dernier s’assit, se prit la tête entre les mains.
— C’est moi qui suis désolé. De ne pas me rappeler, de t’avoir laissée comme ça, dans le brouillard. Mais je t’avoue que c’est compliqué pour moi. J’aimerais tellement comprendre ce qui s’est passé, ce qui a pu m’arriver, ce que… ce que j’ai fait dans cette maison pendant ces moments où on n’était plus ensemble. Il y a forcément une explication à tout ce qui se passe.
Léane s’installa à côté de lui, se serra contre lui, épaule contre épaule. Elle fixa l’écran de télé, figé sur l’image d’une vieille vidéo où elle avait filmé Jullian en train de faire le fou sur la côte, peut-être du côté de Wimereux.
— On va comprendre, on va découvrir la vérité, tous les deux. J’en suis sûre.
— Tu penses qu’elle est cachée au fond de ma tête, la vérité ?
— Je l’espère, Jullian. Je l’espère de tout cœur.
Le vent soufflait sous les tuiles, la pluie battait les vitres. Il se dirigea vers le bar, prit un verre et l’agita.
— Je ne sais même pas quoi te servir. Je ne sais pas ce que tu aimes, ce que tu détestes. Je ne sais plus rien de toi.
— Pour ce que j’aime, c’est du whisky. Un écrivain ne pourrait pas boire autre chose. Je déteste la vodka, la bière et le gin tonic.
Jullian s’en servit un également. Ils trinquèrent, et il y eut des miroitements à la fois tristes et gais dans leurs yeux au moment où leurs verres s’entrechoquèrent. Ce vide abyssal autour d’eux, le manque, l’absence de Sarah. Léane avait envie de le prendre par le bras et de l’emmener dans le fort, de le confronter à Giordano, de tout lui expliquer, mais c’eût été le prendre en otage, le rendre ennemi de lui-même. Et puis, quelle décision pourrait-il prendre face à l’homme enchaîné ?
Jullian se leva, longea la bibliothèque, puis la baie vitrée. On n’y voyait plus rien dehors, à peine apercevait-on, entre les gouttes, les reliefs des dunes et le long couloir de ténèbres qui se jetait sur la baie fouettée par le vent.
— Quel endroit magnifique ! Tellement pur et sauvage. Et cette villa… Je me sens si bien, ici. C’est curieux, parce que, d’un côté, j’ai l’impression que tout ceci est familier, l’emplacement des objets, l’atmosphère. Oui, j’ai vécu dans ces pièces, j’ai caressé ces meubles, j’en suis sûr, au fond de moi. Mais, de l’autre, c’est comme si je visitais cette maison pour la première fois.
Léane pinça ses lèvres, ne dit rien. Comment ne pas songer à Giordano et se dire qu’ils n’étaient ni plus ni moins qu’en sursis ? Qu’il faudrait finir par le libérer, un jour, pour rendre la justice, et que ce jour-là ce serait eux que l’on enfermerait ?
À moins qu’il ne fût coupable, qu’il n’ait fait du mal à Sarah.
Son téléphone sonna et chassa ces pensées. Daniel Évrard, son contact à la PJ de Lille, cherchait à la joindre. Elle hésita à accepter l’appel, mais c’était important. Elle fit un signe à Jullian.
— Mon éditeur…
Elle s’isola au fond de la cuisine et répondit.
— Oui, Daniel.
— J’ai trouvé ton Nathan Miraure, j’ai un dossier à son sujet sous les yeux. Mais c’est pas vraiment le genre de truc à balancer comme ça, au téléphone. Peut-être qu’on devrait en parler en tête à tête et…
Léane observa de loin son mari. Il inspectait les livres de la bibliothèque, manipulait des objets posés sur les meubles, le regard perdu, vers les baies vitrées, comme s’il cherchait à se souvenir. Elle chuchota :
— S’il te plaît, explique-moi. C’est un peu compliqué pour moi en ce moment de venir à Lille. Il est tard, mon mari sort juste de l’hôpital…
— Ça ne m’enchante pas, mais OK. L’affaire s’est passée en 1991…
Léane tira une chaise et s’assit. L’angoisse avait monté d’un cran.
— Nathan Miraure avait 19 ans, un jeune de Calais, sans emploi. Il a été incarcéré pour viol en février 1991, on l’a retrouvé pendu avec un drap dans sa cellule une semaine plus tard. Il s’était suicidé.
— In… Incarcéré pour viol, tu dis ?
— Oui, sur la personne de Barbara Vuillard, elle avait 16 ans à l’époque, comme toi d’après le dossier… Vous étiez copines.
Léane eut l’impression de recevoir un ballon de foot en pleine poitrine, l’un de ceux qui vous plaquent au sol et vous coupent la respiration. Barbara avait été sa meilleure amie au collège, puis au début de l’année de seconde. Toujours ensemble, jusqu’à ce que sa copine déménage — Léane était d’ailleurs incapable de se rappeler où.
— … Ça s’est passé pendant le carnaval de Dunkerque, en février. Ce jour-là, vous êtes un groupe de cinq filles, Barbara fait la connaissance de Miraure dans un café, le soir de la bande de Malo. La fête, l’alcool, la foule… Vous perdez de vue trois de vos copines alors que vous étiez censées rester ensemble. Le groupe se scinde, tu te retrouves seule avec Barbara, et Nathan Miraure vous colle au train toute la nuit. Le type propose de vous raccompagner en passant par la plage et les dunes. Il attend que vous soyez seules pour devenir entreprenant avec ton amie. Elle refuse, tu essaies de t’interposer mais c’est là qu’il sort un couteau… Il t’interdit de bouger, de crier, demande à ce que tu t’assoies dans le sable. Pendant ce temps-là, il viole Barbara sous tes yeux. J’ai les photos de… de l’état de ton amie, je t’épargne les détails. La police attrapera ce type quelques jours plus tard.
Léane se tassa sur sa chaise, comme un animal blessé. Rien ne lui revenait. Pas un cri, pas une image.
— Je… Je ne m’en souviens pas. C’est… Non, ce n’est pas possible.
— Je suis désolé de te l’apprendre de cette façon, Léane. Mais tu étais là, ton identité figure noir sur blanc dans le rapport. Tu n’as pas été capable de témoigner, tu ne te souvenais de rien, pas même d’être sortie au carnaval, comme si tu avais été sous l’emprise de GHB. Mais tu n’avais rien dans le sang, pas une goutte de substance illicite, même pas d’alcool, tu ne buvais pas. Le rapport établi par le psychologue parle d’une « amnésie traumatique ». Une espèce de bulle occulte que ton cerveau a créée autour de cet épisode pour te protéger. Barbara n’a pas eu cette chance, malheureusement. Ce que tes yeux ont vu, c’est là, au fond de toi, mais inaccessible… Je ne suis pas psy, mais j’aurais tendance à dire que le choix de ton pseudo, des années plus tard, c’est un peu comme si… enfin, je dirais une espèce de fuite de ton subconscient vers ta conscience.