Выбрать главу

Léane avait beau chercher au plus profond d’elle-même, les images ne revenaient pas, mais la souffrance, elle, était bien présente, elle avait toujours été là, en filigrane, échappée du fond obscur de sa mémoire. Si elle ne se souvenait pas du drame, elle se rappelait, en revanche, les silences de ses parents, leurs yeux sombres lorsqu’elle leur avait demandé pourquoi sa meilleure amie ne revenait pas au lycée et ne voulait plus la voir ; elle comprenait son angoisse lorsqu’il s’agissait de se rendre dans des fêtes ou des lieux publics bondés… Tant d’autres choses encore. Et la vérité éclatait là, un quart de siècle plus tard, au beau milieu de l’une des pires périodes de sa vie.

Jullian apparut et la fixa d’un œil interrogateur.

— Il faut que je te laisse. Merci pour tout.

Et elle raccrocha d’un coup, avec l’envie d’exploser de chagrin, mais elle se retint parce qu’il le fallait, parce que ce n’était pas explicable. Elle se jeta sur son verre, qu’elle vida cul sec avant d’enchaîner avec un autre.

1991… Date de sortie du livre de Michel Eastwood. Elle l’avait donc lu mais il avait fait partie de la bulle d’amnésie, avait été gommé de sa conscience, comme le viol de Barbara. Inaccessible, mais pas du tout effacé, juste mis sous clé.

Comme Jullian, elle aussi avait la mémoire fracturée mais d’une autre façon, et ce souvenir infect que son propre inconscient lui avait dérobé avait sans doute fait d’elle l’écrivain qu’elle était.

De l’horreur d’une nuit était né son succès.

Jullian lui prit le verre des mains.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Si elle ne faisait rien, elle allait s’effondrer. Alors, elle l’embrassa avec cette envie d’aimer, de donner, qui la prenait aux tripes. Et c’était lui, son mari, Jullian, qui allait prendre sa lumière, tandis qu’elle garderait sa noirceur en elle, comme elle l’avait toujours fait parce que c’était ça, son destin, vivre en permanence derrière un pseudo, un autre elle, un double insolite, un miroir trompeur qui en rien ne reflétait la vérité.

Barbara… Pardonne-moi…

Et la ronde des sens se mit à tourner, à la transporter, c’étaient comme des pétales de fleur qui explosaient derrière ses paupières, des bourdonnements d’ailes qui faisaient frémir ses muscles. Et le feu du désir brûla, un vrai geyser qui l’étourdit, propulsa loin ses idées noires pour ne garder que la violence abrupte d’une seconde naissance, l’accouchement d’une nouvelle vie de couple, malgré les tempêtes, les fantômes, les bourrasques qui les encerclaient.

Et même quand il la porta jusqu’au lit, sous ce vent qui hurlait à la mort dans les tuiles, ces embruns projetés contre la façade, elle ne cessait de l’embrasser, comme pour rattraper le temps perdu, les mois d’abstinence et de déchirements. Elle sentit la fournaise de son corps, chaque battement dans ses artères, l’électricité de ses nerfs sous sa peau, et quand il vint en elle, ce n’était pas la résurgence de leur relation mais l’instinct qui le guidait, et tout alla vite à cause du manque, ce manque qui vous empêchait de prendre votre temps, qui accélérait les secondes et contractait les minutes.

Y avait-il une mémoire de l’amour ? Jullian avait perdu sa délicatesse, ses gestes attentionnés, ses caresses si particulières. Elle s’attendit à ce qu’il lui mordille les oreilles, les seins, mais pas le temps, pas le souvenir, juste ce va-et-vient ravageur, son corps maigre écrasé contre le sien, leur poitrine en feu.

Et au milieu de tous ces flashes incandescents sous son crâne, elle vit les visages tournoyer devant ses yeux : Sarah, Barbara, Roxanne, Giordano. Elle captura ce dernier visage, cette face de chair gonflée, cet œil droit tuméfié, et ne le lâcha plus. Tandis qu’elle jouissait, elle l’imaginait au fond de sa cave, qu’il crève, qu’il crève ce salopard, de faim, de soif, de froid, de douleur, même, puisqu’il aimait ça, la douleur, ce porc, il allait souffrir, la petite voix en elle y veillerait, et alors elle grogna de colère mêlée de plaisir, un son étrange, et Jullian grogna lui aussi, la bouche contre son épaule. Il frémissait comme un nouveau-né.

Et quand ils eurent fini, épuisés, étourdis, il roula sur le côté, la poitrine ambrée dans l’obscurité, tel le sommet d’une dune, le visage hagard, empreint d’innocence et de naïveté.

Elle se blottit contre lui lorsqu’il s’endormit du côté opposé à celui où il avait l’habitude de passer la nuit. Plus tard, sous l’effet combiné de l’alcool, des médicaments, de la fatigue et du reste, elle prit conscience du gouffre qu’il ressentait, parce qu’elle aussi était amnésique. Amnésie traumatique, avait dit le flic. Elle avait beau essayer de se rappeler, elle n’y arrivait pas. On pouvait vivre avec, l’amnésie ne faisait pas souffrir, jusqu’à ce qu’on se rende compte que des morceaux de notre vie nous avaient été volés par notre propre esprit et ne nous seraient peut-être jamais restitués.

Voilà pourquoi Giordano était important. Il était le morceau de mémoire disparu de Jullian.

Elle sombra avec la ferme intention de le faire parler.

45

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, une lumière vive inondait la chambre. Les rayons du soleil faisaient miroiter les boiseries. La villa était si calme qu’on entendait la mer chanter dans la baie, égayée par le cri des mouettes. Par la fenêtre, les sommets des dunes avaient changé de forme, plus doux, plus arrondis, comme des nuages tombés du ciel.

Léane bascula sur le côté, la main ouverte devant le visage. 12 h 10, le 24 décembre 2017. Elle avait dormi d’un sommeil entrecoupé de réveils en sursaut et de visions terribles. Les dunes de Dunkerque, les masques du carnaval, les parapluies dans les rues et les battements sourds des grosses caisses. Barbara… Sa meilleure amie d’enfance… Qu’était-elle devenue, après toutes ces années ? Comment avait-elle grandi après un tel drame ? Léane en voulait à sa mémoire, et sans doute davantage à ses parents. Elle avait le droit de savoir.

Elle se leva, huma les bonnes odeurs d’épices, de poulet, d’huile d’olive. On était dimanche, un dimanche de réveillon, l’une de ces journées où la majorité des gens devaient s’être réveillés joyeux et s’affairer à leurs préparatifs. Elle, elle ne connaissait plus la saveur d’un Noël, d’un gâteau d’anniversaire, d’un réveillon en famille. Tout avait basculé, un jour de janvier 2014, où sa vie s’était arrêtée. Quatre ans de survie.

Elle descendit sans se presser, enroulée dans sa robe de chambre. Ces bonnes odeurs auraient pu lui rappeler des moments heureux du passé. Jullian adorait se mettre aux fourneaux. Il versait une cuillère d’huile sur les morceaux de viande qui doraient au fond de la poêle.

— Riz au curry, je crois que c’est l’une de mes spécialités. Je ne savais pas jusqu’à quelle heure tu dormirais, alors j’en ai aussi profité pour aller faire les courses du réveillon pour nous deux et mon père. J’ai pris la voiture, j’ai conduit et trouvé le magasin sans me poser trop de questions, c’est bien, non ? J’ai dû utiliser le liquide dans mon portefeuille, j’avais oublié que… enfin, mon code de Carte bleue. Tu le connais ?

— 7-2-2-0.

Il posa son index sur sa tempe.

— Enregistré. Sinon, on a fruits de mer, foie gras, chardonnay. Tu aimes, je crois ?

Léane acquiesça et sourit, presque avec timidité.