— J’ai aussi fait du nettoyage. Cette poudre noire des empreintes, partout… Disparue. Je ne veux plus de mauvaises ondes dans cette maison.
Léane n’arriva pas à garder le sourire, les souvenirs se bousculaient en elle. Jullian se tenait là, comme si de rien n’était. Il vint l’étreindre, s’écarta et la regarda dans les yeux.
— Je te promets de comprendre ce qui s’est passé, que je vais me battre pour retrouver la mémoire et continuer à faire ce que j’ai toujours fait, depuis quatre ans. Chercher la vérité.
Il montra son ordinateur portable allumé. Après en avoir effacé le contenu cinq jours plus tôt, il l’avait repris en main, avait réinstallé des applications. Sur l’écran et sortis de l’imprimante, des tonnes d’articles sur l’affaire Jeanson.
— Et, s’il faut recommencer de zéro, je recommencerai de zéro. Je ne lâcherai rien. Et tu seras là, et on va tout reconstruire, d’accord ?
Elle acquiesça et vint s’installer à table. Jullian servit les deux assiettes. Il s’était assis là où il s’asseyait toujours. Hasard ? Réflexe ? Amélioration progressive de sa mémoire ? Léane mangea sans appétit. Le plat était trop épicé, mais elle fit bonne figure. Elle pensait bien sûr à Barbara, à ses découvertes chez le psychiatre, à Giordano, elle devait à tout prix aller le voir dans son trou, le forcer à parler, jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il crache la vérité, parce qu’elle n’en pouvait plus, qu’on ne pouvait pas marcher ad vitam au bord du gouffre, et qu’il fallait que le cauchemar se termine.
Mais comment faire un aller-retour Berck-Ambleteuse dans la journée avec la présence de Jullian ? Lui mentir ? Comment se sortir de l’inextricable situation dans laquelle elle s’était fourrée sans qu’il soit au courant ?
On sonna à la porte. Jullian se leva avant même que Léane eût le temps de réagir.
— J’y vais.
Il ouvrit, une main sur le chambranle, resta figé, puis eut un mouvement de recul, bouche bée. Léane se dressa tel un cobra, comme son mari elle s’immobilisa, hypnotisée, et une flèche empoisonnée lui transperça le cœur, la sensation de savoir que le moment à la fois tant attendu et tant redouté était arrivé. Que l’individu derrière la porte était le Messie et la mort incarnée.
Savoir, enfin…
C’était maintenant.
C’était le moment.
Alors elle se précipita vers la porte, avec l’impression de bouger au ralenti, que le visage terrifié de Jullian était pris dans une pâte molle, et que la première chose qu’elle vit de l’homme — elle savait qu’il s’agissait d’un homme avant même qu’il n’apparaisse — était sa chaussure gauche pleine de sable, suivie par un gant noir, qui serrait une carte tricolore — ce bleu, blanc et rouge, dans l’angle droit.
Il n’était pas grand, fin comme un phasme, à l’allure un peu bancale, un type qui, dans une autre vie, une dimension où les enfants pourraient grandir heureux auprès de leurs parents, devait être sympathique, malgré la gravité imprimée sur son visage, en dépit de ses gros cernes noirs qui prouvaient qu’il ne dormait pas beaucoup, lui non plus, et que, s’il arrivait comme ça, un jour de réveillon, ce n’était pas de gaieté de cœur.
Il resta là, quelques secondes, puis se racla la gorge, comme s’il n’avait pas pu le faire avant, dans sa voiture, ou dehors, ou n’importe où, pourvu qu’il parle, qu’il crache ce que Léane redoutait depuis un millier de jours, ou des millions de secondes, autant de battements de cœur et de piqûres dans les poumons.
— Je m’appelle Vic Altran et voici mon collègue Vadim Morel, nous sommes lieutenants à la police criminelle de Grenoble… Nous nous sommes entretenus avec M. Bercheron au commissariat de Berck avant de venir vous rendre visite. Nous…
Léane aperçut Colin, qui entra avec eux, en dernier, la tête un peu basse, incapable de relever les yeux. Elle n’entendit plus la suite des paroles et s’effondra dans les bras de Jullian.
Sarah était morte.
46
C’était le mari qui avait emmené les trois policiers jusqu’au salon, les avait priés de s’asseoir, alors que la femme pleurait toutes les larmes de son corps. Elle n’y avait pas cru, bien sûr, mais sans entrer dans le détail, Vic avait préféré être formel et sans ambiguïté dès le début : ils avaient découvert le corps d’une jeune fille au début de la semaine, dont l’ADN correspondait à celui de Sarah, aucun doute n’était possible. C’était bien elle, et elle était morte.
Le couperet de la vérité était tombé.
Vic détestait ces situations, cette partie du métier où les proches des victimes étaient à la fois vivantes et mortes, tuées par l’attente, l’espoir. D’ordinaire, pour de telles distances, on appelait la police locale, qui se chargeait d’aller informer la famille, parce qu’il n’était pas concevable de faire ce genre d’annonce par téléphone. Ces parents-là avaient vécu pendant des années dans l’ignorance, le doute, la douleur, ils avaient droit à tous les égards et, surtout, aux explications claires d’un professionnel. Mais quand Manzato, au gré d’un appel au commissariat de Berck, était tombé sur Colin Bercheron et que, de fil en aiguille, ce dernier en était venu à lui révéler les éléments tout récents et étranges de sa propre enquête, le chef avait décidé d’y envoyer V&V par le premier train.
Aussi, prévenu de leur arrivée et avant de les accompagner à la villa, Colin leur avait préparé — à contrecœur — le dossier de son enquête, puisqu’il y avait un lien évident entre les deux affaires.
Debout dans le salon, Vic considéra le mari, dont Colin lui avait expliqué l’amnésie suite à une agression. Il suivait le dossier Jeanson de près, il savait que ce père n’avait eu de cesse de rechercher sa fille, avait réclamé le corps, prêt à en découdre. Un bagarreur de l’impossible au visage marqué, blessé, devenu un voyageur sans bagages. Quant à la femme, Léane, il n’ignorait pas qu’elle était une célèbre romancière écrivant sous pseudonyme et dont il avait déjà eu l’occasion de lire quelques livres.
Colin gardait ses distances, en bon professionnel, mais il souffrait en silence de la découverte du cadavre, de ne pas en savoir autant qu’il voudrait, de ne pouvoir réconforter Léane dans ses bras, lui témoigner son soutien, partager sa douleur. Pas maintenant, pas devant les autres. Elle leva alors les yeux vers lui, vers eux — même regard noir, comme si elle les rangeait dans le même sac, des flics qui faisaient leur job —, des yeux rouges, gonflés, ceux d’une personne en sursis.
— Je veux la voir. Je veux voir ma fille.
Vic pinça les lèvres.
— Elle repose à l’institut médico-légal de Grenoble. Vous savez, je me dois d’être franc avec vous : vous ne la reconnaîtrez pas. Je… Je suis désolé. Le corps est trop abîmé, il ne possède plus aucun signe distinctif. Il n’y avait aucun moyen de nous rendre compte que la Sarah du coffre dans lequel nous l’avons trouvée était la même que celle dont les collègues possédaient les photos. Quatre ans se sont écoulés, la coupe de cheveux était différente, et le visage…
Il se tut. Le couple se resserra, comme pour faire bloc. Une muraille d’émotions que les deux flics allaient devoir affronter. Vic avait pesé chacun de ses mots, ce genre d’annonce était insoutenable, même pour lui. Le corps est trop abîmé, la bonne formule, sans doute, tandis qu’il se rappelait chaque mot de la légiste. Jamais, jamais ces parents ne devraient voir le cadavre nu de leur fille privée de visage ni accéder aux détails médico-légaux. Vic y veillerait, au moins jusqu’aux assises, s’ils attrapaient tous les coupables.