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Et, Colin avait raison, tout le reste en avait découlé.

Sarah était morte, mais elle réclamait justice. Léane se jura qu’elle saurait ce qui s’était passé durant chaque heure de ces quatre interminables années. Giordano était responsable, il allait payer. Ces flics se plantaient en pensant n’avoir affaire qu’à deux hommes. Il y avait Watson et Moriarty… et Giordano, au minimum. Mais Léane était muselée.

— Ces photos, vous nous les transmettez ? Ça pourrait l’aider.

Les flics acceptèrent et connectèrent en Bluetooth le téléphone de Vadim à celui de Léane. Puis tous remontèrent au salon, et Léane n’était plus tout à fait elle-même lorsque, avec Jullian, elle les raccompagna jusqu’à la porte. Une haine farouche brûlait dans son ventre, une envie d’être déjà là-bas, dans les entrailles du fort.

Vic tendit une carte de visite à chacun :

— Appelez-moi, quel que soit le motif ou le moment. Un souvenir, une image, un son, tout peut être utile. (Il fixa surtout Jullian.) On doit comprendre comment vous êtes remonté jusqu’à votre fille…

— Comptez sur moi. Sur nous.

— Nous vous tenons évidemment au courant des avancées de l’enquête, en contact rapproché avec le lieutenant Bercheron. Il est de notre intérêt de travailler avec lui. Encore une fois, soyez sûrs que nous allons tout mettre en œuvre pour punir les responsables. Tous les responsables.

Sa sincérité était manifeste. Au moment de serrer la main à Léane, Vic la regarda au fond des yeux :

— Des jours comme celui-là ne devraient pas exister, aucun d’entre nous ne devrait survivre à ses enfants.

Et ils sortirent. Quand Vic referma la portière arrière du véhicule de Colin, il s’effondra sur son siège, une paume plaquée sur le front, les yeux fermés comme pour ne plus voir l’horreur du monde.

— Je les plains.

De l’autre côté du mur, Jullian avait étreint sa femme, longtemps, tous deux debout au milieu du salon, tels des amants fossilisés par une violente éruption. Léane murmurait contre son épaule :

— Tu l’avais retrouvée… Oh, tu avais retrouvé notre fille, Jullian. Tu y étais arrivé, seul. Et elle était vivante… Vivante…

Il y eut un long silence.

— … Je m’en veux tellement. J’aurais dû te faire confiance, être avec toi durant toutes ces années. Mais je n’y ai pas cru…

Elle aurait aimé pleurer encore, cependant elle sentait le poids de la pierre qui se déposait autour de son cœur, cette matière froide qui empêchait son chagrin de remonter. Elle se détacha de son mari pour accrocher son regard. Ils étaient deux, unis pour le pire, isolés dans ces dunes, livrés à leur malheur, deux jusqu’au bout de leur histoire, au bout du monde.

— Ces policiers passent à côté de l’essentiel. Mais je ne pouvais rien leur dire.

— Comment ça ?

— Et si je te disais qu’on a l’un des coupables sous la main ? Qu’on a la possibilité de savoir ce qui s’est passé ?

Il fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Il est temps que je te montre ce que tu as fait.

48

Dix-neuf heures. Deux cœurs battants, dans l’habitacle d’une petite voiture, au bord d’un parking où gisaient les remorques de bateaux aux pneus dégonflés, où l’odeur de rouille et d’abandon se mêlait à celle de l’écume. Sur la droite, le long de la digue lointaine, une poignée de lumières essaimées, comme des étoiles dans la nuit. Des gens, venus fêter le réveillon sur la côte, s’échanger des cadeaux et rire. À gauche, rien, le noir, la baie de la Slack, le sable humide, la végétation anarchique. Droit devant, léché par les dernières vagues, niché dans l’obscurité, le fort maudit, ce buste sinistre aux murs glacés, que Léane et Jullian devinaient à travers le pare-brise.

Jullian lui rendit son téléphone.

— Mon père ne répond toujours pas. Aucune nouvelle. Mais où est-ce qu’il est, bon sang ?

Léane ne l’écoutait pas. Elle pensait que Sarah était partie, loin, pour un voyage sans retour, peut-être volait-elle en ce moment au-dessus de la mer, le visage au vent, libre, libérée enfin de la violence des hommes. Quatre ans. De ténèbres, d’inimaginable, quelque part, où, quand, comment ? Insupportable de ne pas savoir, de savoir.

Le coup de fouet, soudain, de sa voix qui claque.

— La mer s’est assez retirée : on y va.

Elle lui prit la main.

— Pour tout ce qui va se passer là-dedans, je te veux avec moi. Tu dois redevenir celui que tu as été. N’oublie pas que c’est toi, Jullian, c’est toi qui as fait ça. Je n’ai fait que… nourrir cette chose.

— Nourrir cette chose ?

— Tu vas devoir être fort, ferme, intraitable. Si tu entres dans ce fort avec moi, tu ne pourras plus faire marche arrière. Je peux compter sur toi ?

— Tu peux compter sur moi, mais… tu me fais peur.

Ils sortirent. Et quand ils s’engagèrent sur la langue bordée de rochers, franchirent la porte, descendirent dans une gorge infectée des photos de Sarah — et ce froid, cette agression permanente sur la peau, jusqu’aux os —, elle ne lui avait toujours pas révélé pourquoi ils étaient là, à la recherche du fameux électrochoc qui lui rendrait d’un bloc la mémoire.

Grégory Giordano avait les yeux fixés dans sa direction lorsqu’elle entra en premier. Encore un peu plus rongé par l’humidité, arborant cet énorme pied désormais presque noir. Léane voulait capter son regard avant le choc de la surprise, cruelle, vengeresse, alors elle s’écarta d’un pas et laissa Jullian pénétrer dans cette arène qu’il avait lui-même fabriquée.

La stupeur figea les visages. Jullian était immobile, comme frappé par la foudre de sa découverte, tandis que Giordano ramenait ses jambes contre lui, le pied lourd, tel un gosse effrayé, la paupière droite plus gonflée que jamais, qui battait dans un réflexe. Léane ramassa la photo de Sarah, la plaqua dans les mains de Jullian, pour qu’il la serre, la ressente, y puise l’éclat de son passé et l’énergie pour se rappeler.

— « Donne-moi la force de ne jamais oublier ce qu’il a fait. » Regarde, c’est ton écriture. Ce monstre s’appelle Grégory Giordano, c’est toi qui l’as enfermé ici, qui l’as battu jusqu’au sang pour qu’il parle. C’est lui qui a ramassé le bonnet de Sarah près du chalet qu’on a vu en photo. Tu as collé toutes ces photos de notre fille le long des marches pour qu’elle te donne du courage. Souviens-toi, Jullian. Souviens-toi, ne me laisse pas décider seule. Aide-moi.

Jullian considéra la photo, fit glisser son index sur le visage de sa fille, porta son regard vers le prisonnier, les stocks de nourriture, la machine en bois qu’il avait confectionnée de ses propres mains, puis revint vers Giordano, bête traquée, acculée, qui les observait sans rien dire.

— Je… J’étais chez lui… Dans sa maison…

Léane acquiesça avec entrain.

— Oui, oui, c’est là-bas que tu l’as enlevé. Tu avais tes raisons, tu savais qu’il était coupable de quelque chose impliquant Sarah. Elle était encore en vie il y a une semaine, et ce… salopard le savait. Et maintenant, elle est morte. Elle est morte à cause de lui.

Jullian plaqua ses mains ouvertes sur ses tempes, sembla presser de toutes ses forces.

— Je… Je ne sais plus. Je n’arrive pas à me rappeler. Tout ça, ce fort, cet homme, je ne m’en souviens pas… Et si… Et s’il n’avait rien fait ? Et s’il était innocent ?

Léane se précipita vers le prisonnier, tira d’un coup sec sur le pull jusqu’à dévoiler le tatouage sur l’épaule droite.