— Tu reconnais ça ?
Jullian acquiesça.
— La photo de la gravure…
— Une gravure trouvée sur les lieux où notre fille a été tuée. Il n’est pas innocent. Il est impliqué jusqu’au cou, et les flics n’ont pas la moindre idée de son existence. C’est à cause de lui que Sarah est morte. On aurait pu la revoir vivante.
Giordano la repoussa violement, le visage gris comme la pierre. La défense par l’attaque, tel un rat pris au piège, un animal qui sent qu’il va crever dans son trou. Elle sortit son arme de sa poche et la pointa vers lui d’une main, tandis que, de l’autre, elle afficha la photo du xiphophore gravé dans le bois du chalet.
— Ma fille est morte à cause de toi. Je te laisse dix secondes pour nous expliquer.
Quand il découvrit la photo, il sembla pris de spasmes.
— Non, non, je n’ai rien fait, je vous jure que…
Léane colla le canon contre son crâne. Giordano bascula sur le côté en hurlant. Son poignet droit saignait à force de tirer sur la menotte. Jullian se précipita sur Léane pour l’éloigner.
— Arrête ! Tu vas le tuer !
Léane était raide comme un morceau de bois. Jullian la regarda dans les yeux.
— Faut réfléchir, on ne peut pas…
— On ne peut pas quoi ? Merde, Jullian, ressaisis-toi et ne me fais pas regretter de t’avoir amené ici. Ce n’est pas moi qui l’ai mis dans cet état !
Elle arracha la photo des mains de son mari et relut la phrase à voix haute, tel un mantra, comme avait dû le faire Jullian quand il lui broyait un à un les os du pied. Elle se rapprocha de nouveau de Giordano.
— Je recommencerai, jusqu’à ce que tu parles. Et si tu ne dis rien, je m’en prendrai à ta fille, Roxanne. Tu crois que je suis pas au courant que t’as fait de la prison pour viol et tortures sur des pauvres gamines exploitées ? Que t’es qu’un sale pervers, que t’aimes infliger la douleur ?
Giordano fixa Jullian.
— La laissez pas faire.
Léane obstrua son champ de vision en se rapprochant.
— Tu espères faire de ton bourreau un allié parce qu’il est amnésique ? Tu ne perds pas le nord…
Elle s’accroupit.
— T’aimes la douleur, hein, t’aimes ça ? Eh ben, tu vas la connaître. Je te jure qu’on ira jusqu’au bout. On ne peut plus faire demi-tour, ni toi, ni nous. Tous dans le même bateau. Sauve ta peau tant que tu peux et dis tout ce que tu sais.
Il se redressa du mieux qu’il put pour atténuer la douleur lancinante qui se propageait dans l’épaule.
— Vous allez me… me tuer, de toute façon. Jamais vous ne me… laisserez sortir d’ici… Pas après ce que vous m’avez fait subir.
Il désigna Jullian d’un coup de menton.
— C’est pour ça qu’il est revenu, même avec sa mémoire bousillée ? Tu pensais qu’il allait faire le travail que… t’es incapable de faire toute seule ? Mais il ne peut pas… Va falloir que tu te débrouilles seule.
Soudain, Jullian s’approcha à son tour et écrasa le pied blessé de tout son poids, jusqu’à ce que les os craquent. Ses yeux étaient redevenus vides. Giordano était au bord de l’évanouissement. Léane fixa son mari d’un air ahuri, mais Jullian ne décrocha pas un mot. Tel un automate, il regardait l’homme sombrer, revenir à lui, la tête lourde, ses yeux qui roulaient comme des billes. Le prisonnier avait de l’écume aux lèvres.
Cette fois, ce fut Léane qui faillit l’interrompre, mais elle retint son geste. Se rappelait-il ? Était-ce juste les instincts qui reprenaient le dessus ? Jullian recula alors brusquement, choqué par ce qu’il venait de faire.
Penser à Sarah, rien qu’à elle. Vivante. Morte. Quatre ans de calvaire. Son cadavre enfermé dans un coffre comme un vulgaire morceau de viande. Sa petite fille. Non, Jullian avait raison : pas de pitié pour ce type. Rajuster le canon de l’arme, le braquer, encore, ne rien lâcher. Un mauvais moment à passer, pour lui, pour eux, rien de plus qu’un rendez-vous chez le dentiste pour se faire arracher une dent, un passage obligé. Aller au bout, là, dans la folie de l’instant, la fièvre des émotions. Sarah, morte.
Giordano dut voir à l’infime étincelle dans ses yeux, au tremblement de ses doigts, qu’elle allait lui loger une balle, peut-être dans l’épaule, le bras, la clavicule, lui exploser un os, puis un autre, et ainsi de suite. Pourtant, au lieu de craquer, il réussit à lui sourire, un mouvement de lèvres qui fit frémir Léane.
— Je… parlerai… jamais… Allez… vous… faire… foutre…
Elle ouvrit le feu, mais quelque chose en elle lui ordonna de dévier son bras juste avant qu’elle appuie sur la détente. La balle s’écrasa dans le mur, à cinquante centimètres de sa cible. Elle n’avait pas pu, pas osé, les barrières étaient trop solides, elle n’avait pas la force, le courage de Judith Moderoi. Alors elle s’effondra à genoux devant lui, s’agrippa au col de son blouson, le secoua, le supplia « parle, parle, salopard », mais c’était comme agiter un corps mort, un mollusque, il ne résistait plus, se laissait faire, prêt à souffrir, encore, certainement parce que la douleur ne pouvait aller au-delà de ce qu’il endurait déjà.
Oui, il était prêt à partir avec ses secrets. Il abandonnait le combat.
Léane se redressa, elle ne savait plus quoi faire. Jullian restait en retrait, indécis, elle comprit qu’il ne se rappelait toujours pas, qu’il avait agi à l’instinct. Elle imaginait le chaos dans sa tête, les questions qui devaient s’y entrechoquer. Peut-être qu’elle n’aurait pas dû l’amener ici, garder l’enfer pour elle seule, mais c’était trop tard. Il savait, il saurait. Il avait su, de toute façon.
Elle le regarda, dépitée, l’attira pour qu’il la suive, et ils s’enfuirent, tandis que, dans sa geôle, Giordano s’évanouissait.
49
À minuit passé, Vic était stationné, tous feux éteints, le long d’un trottoir, les yeux rivés sur une maison aux briquettes de parement jaune et gris, avec une belle arche en pierre, éclairée avec goût, de laquelle pendait une guirlande. Vingt ans de sa vie, cette maison, autant d’années de crédit, de souvenirs, d’anniversaires, de Noëls. Pour les gens de la rue, c’était un soir parfait pour un réveillon, avec les flocons qui venaient caresser les épaules, les chapeaux, les écharpes, les bonshommes de neige, et ces garages qui s’ouvraient, en secret, dans lesquels se faufilaient des Pères Noël déguisés, souvent des membres de la famille, leur hotte remplie de cadeaux sur le dos.
Il inspira un bon coup, sortit et, un paquet entre les mains, alla sonner à la porte, comme un étranger. La voiture de ses beaux-parents était garée dans l’allée. Il entendait la musique, le claquement des couverts contre les assiettes, il dut s’y prendre à plusieurs reprises avant que Nathalie n’apparaisse. En une seconde, son visage changea d’expression, son sourire laissa place à un trait fin et droit. Elle se retourna, histoire de vérifier que ses parents n’étaient pas là, et entrebâilla la porte.
— Bon sang, il est presque 1 heure du matin, Vic. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je veux voir Coralie.
Elle le scruta de haut en bas, le sonda pour voir s’il n’avait pas bu, s’il allait bien à une heure pareille, jeta un œil par-dessus son épaule, vers son épave.
— Hors de question. Tu n’as rien à faire ici. Mes parents sont là, si mon père tombe sur toi, ça va mal se passer.
Vic poussa le battant.
— Tu ne comprends pas. J’ai besoin de la voir. Juste deux minutes. Deux petites minutes ici, sur le palier, et je repars. Je te promets.