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Elle hésita, regarda le paquet, puis ses yeux. Était-ce la fatigue, ou avait-il pleuré ? Elle hocha la tête imperceptiblement.

— Je vais voir.

Elle referma. Cinq minutes plus tard, Coralie apparut dans l’embrasure. Vic la trouva magnifique, tellement femme dans sa robe pailletée, avec son chignon, ce long cou de cygne gracieux. Il avala sa salive et, sans réfléchir, la serra dans ses bras, et il songea à cette chance qu’ils avaient d’être en vie. Non, il n’avait jamais déclaré à sa fille qu’il tenait à elle et, même en ce jour particulier, il n’y arrivait pas, c’était trop difficile, encore plus difficile que d’annoncer le décès de la jeune Sarah, tant les mots lui écorchaient la gorge comme du barbelé ; alors il resserrait son étreinte, son seul moyen d’expression.

— P’pa ! Tu… Tu me fais mal !

— Oh, excuse-moi.

Il s’écarta, gêné, se frotta les yeux avec sa manche, devant sa fille ahurie.

— Même pour ça, je ne suis pas doué.

Elle finit par lui sourire et lui prit le cadeau des mains, qu’il lui tendait timidement. C’était Nathalie qui s’était toujours occupée de ça, les cadeaux et compagnie.

— Merci, p’pa, c’est sympa. Je suis contente que tu sois venu.

Elle l’embrassa sur la joue. Vic lui rendit son sourire, approcha sa main de son visage, la dévia et la glissa dans ses longs cheveux.

— Joyeux Noël, ma puce.

Il n’en demandait pas plus. Il courut jusqu’à sa voiture, sans se retourner. Il n’en avait ni la force ni le courage, sans doute. Il retint ses larmes tant qu’il put mais, deux rues plus loin, il se mit à pleurer comme une Madeleine. Il ne savait plus s’il devait être triste ou heureux d’avoir encore sa fille, pas comme les Morgan, privés de leur unique enfant. Les Morgan qu’il avait abandonnés à leur sort odieux, à leurs regrets, à leurs questionnements dans cette grande maison isolée.

Il retourna à l’hôtel, une fois assuré que ses larmes avaient séché, dossiers sous le bras, salua Romuald d’une main, l’autre chargée d’une bouteille de gin, achetée dix euros soixante dans un boui-boui à la sortie de la gare de Grenoble et emballée à la va-vite dans un sac en papier.

— Joyeux Noël, Romuald.

— Joyeux Noël, monsieur.

— Comment va MammaM ?

— Bien, monsieur.

— Merci, bonne nuit.

— Bonne nuit, monsieur.

Il s’arma d’un dernier sourire, s’enfonça dans le couloir vide, vide comme le parking ou les chambres voisines, personne ne dormait dans un endroit pareil à Noël. C’était peut-être le seul avantage, il allait être au calme, l’hôtel pour lui tout seul. Il s’enferma à clé, chassa d’un geste le bazar au sol, y plaça la copie du dossier de Colin Bercheron, celle du dossier d’Andy Jeanson, sa bouteille d’alcool, le jeu d’échecs, positionna les pièces sur leurs cases respectives, prêt à se jouer sans doute pour la millième fois l’Immortelle de Kasparov.

Il se sentait prêt, plus que jamais, à affronter encore le Voyageur, mais cette fois il était armé d’un élément primordial : le tueur avait menti au sujet de Sarah Morgan. Il s’était approprié le crime, avait annoncé qu’il finirait par indiquer le lieu où il avait enterré le corps, or c’était impossible.

Pourquoi le Voyageur avait-il prétendu avoir tué Sarah ? S’il n’avait pas retenu la fille pendant quatre ans, alors qui l’avait fait ? Moriarty ? Pourquoi l’avoir gardée en vie si longtemps ?

Vic prit un papier et s’assit sur cette moquette dégueulasse couleur aile-de-pigeon. Sur la feuille, il nota le mot que lui avait dit Jeanson le jour de leur rencontre, « misdirection », ainsi que le numéro qu’il avait récupéré sur un carnet dans la poubelle de Delpierre, cette suite de chiffres coincée au fond de sa mémoire : 27654.

Il but une généreuse gorgée de gin, ouvrit le dossier et poussa le pion blanc de la case e2 vers la case e4.

La partie commençait.

50

La nuit agit comme un flux et un reflux. Il existe un moment où la douleur semble se retirer et devient si lointaine que vous la percevez à peine dans les limbes. Et, plus le réveil approche, plus la marée remonte. Les vagues grandissent, de plus en plus fortes et violentes, jusqu’à venir se briser sur un coin de votre âme. La douleur se réveille, pire que la veille, comme du sel versé sur une plaie.

En ce jour de Noël, Léane était recroquevillée dans le lit, immobile, la photo de sa fille à la main. Les mêmes images tournaient en boucle dans sa tête. Elle pensait à Sarah morte, à son cadavre découvert dans un coffre, étrangement elle voyait la voiture funèbre plantée au milieu des dunes de Dunkerque, avec la lune qui luisait sur la carrosserie, sous une pluie de confettis.

Ça y est, c’était fini, Léane ne reverrait plus jamais Sarah, hormis sur une table en acier, quand les flics l’auraient décidé. Elle ne récupérerait pas le corps de sa fille de sitôt, il fallait que l’enquête se termine, si elle se terminait un jour. Elle caressait le visage sur le papier glacé, avec acharnement, à en user la photo, et elle savait qu’elle répéterait ce geste chaque matin de chaque jour qui lui restait à vivre…

Jullian apparut à l’entrée de la chambre, il était midi passé. Il portait un jean noir et un pull en laine gris à col roulé, qu’il n’avait jamais aimé et qui était désormais trop large pour lui. Il s’avança, lui prit la photo des mains et regarda le portrait.

— Elle était si belle…

Il la posa sur la table de nuit et s’assit à ses côtés. Il lui caressa la joue du dos de la main.

— Je suis allé à l’adresse que tu m’as indiquée pour mon père, il ne répond pas. Sa voiture n’a pas l’air garée devant. Peut-être qu’il est reparti chez lui sur un coup de tête, mais pourquoi il ne répond plus à mes appels ? Je suis inquiet, je vais aller prévenir la police et voir si on ne peut pas entrer dans sa location. Il doit y avoir quelqu’un de garde là-bas, même un jour de Noël.

Léane acquiesça sans desserrer les lèvres. Jullian se releva.

— J’ai pensé à Sarah, à ce que nous ont raconté les flics, et à Giordano, toute la nuit. Il faut qu’on trouve une solution rapidement. Il est hors de question que ce salopard s’en tire et qu’on paie à sa place.

Même si les souvenirs ne revenaient toujours pas, son comportement vis-à-vis de Giordano avait radicalement changé. Jullian était incapable de l’expliquer, mais il savait que cet homme avait fait du mal à sa fille. Instinct, réminiscence, intuition ? Léane n’aurait pu le dire. Il sortit de la chambre sans se retourner. Deux minutes plus tard, Léane entendait le 4 × 4 démarrer. Le bruit du moteur se fit de plus en plus lointain, jusqu’à devenir imperceptible. Une solution. Il n’y en avait pas trente-six, Léane en était consciente, elle l’avait su dès qu’elle avait mis les pieds dans le fort. Giordano n’avait pas cédé face à Jullian avant l’agression, c’était un dur, capable d’encaisser. Alors que faire avec lui ?

Léane ne parvenait pas à envisager le pire, elle ne s’en sentait pas capable. Mais Jullian ? Avait-il gardé le feu de sa colère au fond de lui malgré tout ? Était-il prêt à tuer ? Or supprimer Giordano, n’était-ce pas prendre le risque de ne jamais connaître la vérité ?

Léane ne voulait pas abandonner, elle continuerait à se battre, à enquêter, autant que ses forces le lui permettraient. Elle sortit du lit, alla chercher son ordinateur portable et inséra une clé USB, celle avec l’expertise psychiatrique concernant Giordano. Après avoir chaussé ses lunettes de lecture, elle le parcourut en diagonale. Perversité… prédation… manipulation… soumission… Des mots qui revenaient au fil des pages. Le rapport de Bartholomeus était accablant. Traits de psychopathie… Giordano aimait infliger la douleur. Mais aussi la recevoir. Ce qui ne fit que renforcer ses convictions : le flic ne parlerait pas.