— On dirait que le sort continue de s’acharner.
Léane le serra dans ses bras.
— Ça va aller, je suis sûre qu’on va le retrouver, que tout va bien se passer. Peut-être qu’il a eu besoin de prendre le large…
Elle avait les yeux grands ouverts. Elle n’y croyait pas une seconde.
51
Les immortelles étaient les parties d’échecs les plus célèbres jamais jouées, souvent appelées les « parties du siècle », de véritables œuvres d’art de réflexion et de logique qui laissaient éternellement leur empreinte, qui ne mouraient pas.
Garry Kasparov possédait son immortelle, l’Immortelle de Kasparov, jouée contre le Bulgare Topalov en 1999, et considérée par certains comme l’un des plus beaux duels de tous les temps. Après l’incroyable sacrifice d’une tour au vingt-quatrième mouvement, le Russe développe une combinaison de quinze coups qui entraîne sa victoire.
Voilà l’énigme qu’Andy Jeanson avait léguée à Vic, un an et demi plus tôt, dans un bureau de la brigade criminelle de Lyon.
Sous quel angle aborder le problème de Jeanson ? Fallait-il se focaliser sur la date de la partie ? L’endroit ? Le contexte ? Le nombre de coups ? Quarante-quatre, deux fois vingt-deux ? Jeanson était obsédé par le chiffre 2. 2 et ses multiples couvraient les murs de sa chambre. Cinq cent douze, le nombre de cheveux, valait 2 multiplié par lui-même huit fois d’affilée… Fallait-il aborder le problème d’un point de vue mathématique ?
Ou alors, la réponse se trouvait-elle dans la partie elle-même ? Mais la réponse à quelle question ? Fallait-il regarder ailleurs, hors du cadre, hors de l’échiquier, comme semblait l’indiquer l’indice « misdirection », ce terme utilisé en grande illusion, glissé par Jeanson à la fin de l’interrogatoire ?
À l’époque, Jeanson lui avait proposé une partie d’échecs dans la partie d’échecs. Un casse-tête que personne n’avait réussi à résoudre.
En ce jour de Noël, Vic s’était réveillé avec l’impression d’avoir avalé du plâtre. Les gorgées de gin avaient vite pris le dessus sur ses réflexions de la nuit, et il avait sombré au bout d’une demi-heure, ivre, crevé, presque incapable de grimper les trois échelons qui menaient à son lit au matelas premier prix et bourré d’acariens, pour se réveiller à plus de midi. Presque dix heures de sommeil, comme s’il avait rattrapé, en une fois, son retard du mois.
Après avoir déjeuné au chinois du centre commercial — bondé en ce jour spécial, on était loin de la dinde traditionnelle —, il regagna sa chambre et, sobre cette fois, se mit à lire le rapport de Colin Bercheron. Des faits précis : rien ne manquait. Le flic du Nord n’avait pas pris la chose à la légère. Cambriolage deux mois plus tôt, pas d’effraction, vol de quelques objets, dont des éléments de salle de bains et des livres de Léane Morgan. Insensé.
Ensuite… Voilà pile une semaine, quelqu’un, « le parasite », sans doute le cambrioleur déjà venu, entre chez les Morgan la nuit, déclenche l’alarme, se fait passer pour le mari auprès d’un agent de surveillance. Il laisse ses empreintes partout — sur la bouteille de whisky, le réfrigérateur, les meubles —, il n’est pas fiché. Il fait disparaître la documentation et tout ce qui tourne autour des recherches concernant Sarah Morgan. À 19 heures, ce même jour, Jullian Morgan est retrouvé inconscient sur la digue. Il a visiblement été frappé, étranglé, après avoir été enfermé dans le coffre de sa propre voiture et transporté là pour que, selon toute vraisemblance, on le retrouve. Il est emmené à l’hôpital, où il se réveille privé de sa mémoire.
Vic poussa les pièces sur l’échiquier. Défense Pirc, les Noirs laissent les Blancs construire un fort centre de pions pour pouvoir ensuite les attaquer à distance. Après cinq coups, il revint au dossier. L’affaire sur la côte du Nord portait, elle aussi, son lot de mystères, surtout quand on y ajoutait les découvertes dans le coffre du 4 × 4 : « VIVANTE », écrit avec le sang du mari, et, surtout, le bonnet, découvert sous le tapis, dont Vic avait la photo sous les yeux. Il sortit un cliché du dossier Jeanson, celui de Sarah Morgan le soir de sa disparition. Aucun doute, il s’agissait du même bonnet.
Il observa ce visage lumineux avec tristesse, ce portrait tiré en selfie, juste avant que Sarah n’aille courir cet hiver 2014. Elle irradiait de lumière sur le papier glacé. Une belle jeune femme, qui aurait dû avoir l’avenir devant elle. Il l’avait découverte privée de ses yeux et de son visage, le crâne défoncé, au fond du coffre de Delpierre, plus vieille de quatre ans. Quatre ans de son existence à vivre l’enfer, pour finalement être massacrée à coups de marteau dans un sous-sol, au fin fond du Vercors.
Vic se précipita vers la fenêtre et l’ouvrit en grand, au bord de la nausée.
Quelqu’un allait devoir payer. Il le fallait.
Il attendit d’aller un peu mieux et retourna au milieu de la chambre — juste deux pas à faire. Si Jeanson n’avait pas kidnappé Sarah, qui l’avait fait ? Pourquoi diable le tueur en série s’était-il approprié la victime de Félix Delpierre ? Par pur narcissisme ? Vic y croyait de moins en moins, il sentait une raison plus profonde. Plus complexe. Sinon, Jeanson ne lui aurait pas laissé cette énigme à résoudre.
Le flic fouilla dans leur propre dossier, et en tira le cliché de la « chose » de Delpierre, ce mannequin de peau auquel la pauvre Sarah avait contribué avec son visage, ses yeux et ses mains. Il le posa entre la Sarah en vie avec son bonnet et la Sarah morte au fond du coffre. Quelles étaient les autres victimes qui composaient la « chose » ? Où avaient-elles été enlevées ? Et Apolline, là-dedans ? Qu’est-ce que Delpierre avait fait d’elle ?
Il considéra encore la « chose », puis un détail l’interpella : Delpierre avait tué à huit reprises si on omettait Apolline. Jeanson aussi avait frappé à huit reprises. En s’octroyant le meurtre de Sarah Morgan, le Voyageur en était arrivé à neuf.
Une de plus que Delpierre.
Dame en h6, fou en b7. Vic envoyait les deux armées au front sur l’échiquier, deux adversaires qui se livraient une lutte intellectuelle de haut vol. Un défi à mort, à coups de neurones et d’adrénaline, pour un enjeu qui allait au-delà du simple cadre du monde échiquéen. Une idée fusa : et s’il existait une connexion entre les deux tueurs ? Et si, d’une façon ou d’une autre, chacun d’entre eux avait été au courant des activités de l’autre ? Et s’ils s’étaient livré une espèce de compétition, coup après coup, comme sur l’échiquier ? Qui avait en définitive envoyé la mèche de cheveux aux Morgan ? Delpierre ou Jeanson ?
Vic songea alors à Moriarty. Un grain de sable dans sa réflexion. Comment ce troisième homme pouvait-il s’inclure dans le schéma qu’il imaginait ? Une fraction de seconde, il se dit que Jeanson pouvait être Moriarty, mais impossible : il le voyait mal avec un téléphone dans sa prison ultra-surveillée en train d’envoyer des SMS à Delpierre ou de louer le chalet de La Chapelle-en-Vercors dix jours plus tôt.
Quelque chose clochait dans son modèle, l’impression d’être à l’ouest mais, d’un autre côté, pas loin de la vérité. Car cette idée de compétition entre deux tueurs lui plaisait.
Il se concentra sur le profil de chaque homme, très différent. Hormis pour Apolline, Delpierre n’avait à l’évidence pas agi seul, il était davantage un exécuteur qui travaillait de concert avec Moriarty, chargé d’éliminer et de se débarrasser des corps. Un malade qui fantasmait sur les morts. Jeanson, lui, était un vrai solitaire, du kidnapping à l’enterrement de ses victimes.