Les yeux de Léane s’ouvrirent d’un coup. Le radio-réveil indiquait 3 h 22. Elle retint son souffle, tandis que Jullian respirait paisiblement à ses côtés. Avait-elle rêvé ? S’agissait-il du vent ? Non, elle avait bien entendu un claquement de portière, à l’extérieur. Elle se rappela alors qu’elle n’avait pas réenclenché l’alarme, se demanda même si la porte d’entrée était fermée à clé.
Il y eut un autre bruit, mais il ne venait pas de dehors, cette fois.
Un cliquètement d’outils, au rez-de-chaussée.
Quelqu’un était entré dans la maison.
53
Léane secoua Jullian, se jeta hors du lit comme un tigre. Elle se rua vers le dressing et récupéra le pistolet caché sous ses vêtements. Son mari se réveilla.
— Qu’est-ce…
Elle revint auprès de lui, enfila en deux mouvements sa nuisette.
— Chut… Je crois qu’il y a quelqu’un dans la maison, j’ai entendu du bruit.
Dans la pénombre, Jullian s’était redressé. Il vit l’arme qu’elle tenait, mais Léane gardait un doigt devant sa bouche. Les sons étaient infimes, imperceptibles. Un lointain grincement de porte, qui aurait presque pu passer inaperçu à cause des bourrasques. Jullian se glissa dans un caleçon, aussi agile qu’un félin.
— Où est ton téléphone ? Il faut qu’on prévienne les flics.
— En bas…
À pas de chat, Léane observa par la fenêtre. Au bout de la route, une masse noire était garée le long des dunes. Elle plissa les yeux, avec l’impression d’apercevoir un mouvement dans l’habitacle, comme si quelqu’un attendait au volant. Elle aurait dû hurler, allumer les lumières, menacer d’appeler la police, s’enfermer avec Jullian, mais cette arme qu’elle serrait entre ses mains, et, surtout, l’envie de comprendre la bâillonnaient. Le parasite, le cambrioleur, l’agresseur — ou les trois réunis — était peut-être de retour.
Elle s’engagea dans le couloir. Après avoir envoyé Jullian à l’hôpital et en l’absence de véhicule, peut-être le parasite se croyait-il seul dans la maison. Allait-il encore siroter leur whisky, manger dans leur réfrigérateur ? Pieds nus, elle glissa tel un spectre jusqu’aux marches en béton, le Sig Sauer pointé devant elle, et descendit. Jullian avait attrapé une statuette en marbre rose et la suivait, une marche plus haut.
Des tintements de métal… Des clés qu’on entrechoque, songea Léane. De là où elle se trouvait, elle put voir un mince faisceau lumineux se refléter dans une vitre, avant de s’effacer. Un nouveau grincement de porte. Plaquée contre le mur, Léane se tourna vers son mari.
— Il est descendu au sous-sol.
Léane ne laissa pas à la peur le temps de l’affaiblir. Au moment où elle entendit la porte du garage s’ouvrir, elle dévala les marches et surgit dans la pièce où dormaient le 4 × 4 et sa voiture. Une silhouette terminait de remonter la porte quand elle la braqua et hurla :
— Si vous bougez, je tire ! Je vous jure que je vous abats comme un chien !
Tout se passa ensuite très vite. L’éclat dur des phares depuis l’extérieur, le grondement d’un moteur, la voiture inconnue qui démarra et ficha le camp sans le complice. Jullian se jeta sur la silhouette pétrifiée, la plaqua au sol et la roua de coups de poing, jusqu’à ce que, les mains au visage, elle le supplie d’arrêter.
Léane dut arracher son mari de sa victime. Jullian haletait, les yeux injectés.
— Arrête ! Tu vas le tuer !
Jullian finit par s’écarter, les mains en l’air. Il respirait comme un bœuf. L’intrus roula sur lui-même dans un grognement et finit par se redresser. Il se traîna jusqu’au mur de parpaings. Sans cesser de le menacer avec son pistolet, Léane alluma la lumière et referma le garage. Elle revint vers l’inconnu, le scruta. Une face plate de mérou, un nez en trompette qui pissait le sang, même pas 20 ans. Une sale gueule qu’elle n’avait jamais vue.
Jullian revint à la charge. Il l’attrapa par le col de son bombers et le cloua contre le mur.
— C’est toi ? C’est toi qui m’as tabassé et m’as envoyé à l’hosto, salopard ? T’es qui ? Qu’est-ce que tu cherches ?
L’individu écarquilla les yeux, il fixa Jullian, puis Léane, comme s’il ne comprenait pas lui-même ce qui se passait.
— Mais… Mais c’est vous, putain ! C’est vous qui m’avez demandé de vous cogner !
54
Léane eut l’impression de recevoir une gifle en pleine figure. Avait-elle bien entendu ? Elle retint le bras de son mari, qui s’apprêtait à frapper encore, et fouilla dans le blouson de l’intrus.
— Mon mari est amnésique. Il a perdu la mémoire à cause de toi. Explique tout, de A à Z. Et je te conseille de ne pas mentir. T’as dû remarquer qu’on était plus qu’au bout du rouleau.
Elle le délesta d’un cran d’arrêt et trouva son portefeuille. D’après sa carte d’identité, il s’appelait Andy Bastien, domicilié à Abbeville, à cinquante kilomètres de Berck. Il habitait les quartiers est de la ville, les plus chauds. Elle dénicha aussi un papier du tribunal — Bastien semblait être sous contrôle judiciaire — et une autre carte d’identité : celle de Jullian. Elle la tendit à son mari.
Bastien pointa l’index sur Jullian.
— C’est lui… C’est lui qui est venu mardi dernier, le matin, en bas de mon immeuble. Un peu débraillé, genre le mec paumé. On était plusieurs à zoner… Il nous a demandé si y en avait un qui voulait se faire du fric facile…
Il se frotta le nez contre la manche de son bombers.
— … Il nous a montré les biftons, et il m’a choisi parce que j’étais le seul à avoir une voiture. Je devais le retrouver à l’extrémité sud de la digue de Berck, au pied du phare, à 18 heures. Il ressemblait à un clodo, mais n’empêche qu’il m’a filé cinq cents euros en guise d’avance… Et il m’a dit qu’il y en aurait encore mille cinq cents une fois le boulot effectué…
Léane n’en croyait pas ses oreilles. Ça faisait deux mille euros. Pile la somme que Jullian avait retirée au distributeur ce matin-là. Le type ne mentait pas.
— … Je me suis pointé à l’heure, je me suis garé dans un endroit tranquille et je suis allé à côté du phare. Je l’ai vu arriver depuis le chemin qui mène à la plage, son téléphone dans une main. (Il renifla.) Donnez-moi un mouchoir, putain ! Vous voyez pas que je pisse le sang !
Léane lui balança un rouleau d’essuie-tout posé sur l’atelier. Il s’épongea le nez et en glissa des mèches dans ses narines, la tête renversée.
— … Ensuite, on a pris la direction de la digue, vers les phoques. Il faisait noir, il n’y avait pas un rat, et cette ambiance de merde, ça me fichait les jetons. Il n’arrêtait pas de me parler de sa fille, qu’elle aurait mon âge ou je sais pas quoi. Il avait picolé, c’est sûr, mais il tenait encore bien droit…
Léane écoutait sans bouger. Bastien était sans doute le dernier à avoir vu son mari avant son amnésie. Un homme au fond du trou, mal en point, un fantôme qui cherchait désespérément le coupable de la disparition de sa fille. Le jeune fixa Jullian dans les yeux.
— … On s’est arrêtés près d’un banc et là, putain, vous m’avez d’abord demandé de… de vous étrangler, de serrer fort, jusqu’à ce que vous me disiez d’arrêter. J’ai failli me tirer en courant, mais vous m’avez montré la liasse de billets dans votre poche. Je me suis dit que vous n’étiez pas seulement bourré, mais aussi complètement barge…