— Tout ça à cause d’eux. Ils me dégoûtent.
Vic préféra ne rien dire, il n’en pensait pas moins. Ces individus enfermés là-dedans avaient ôté des vies, détruit des destins, des familles, et la seule solution qu’on trouvait était de les regrouper comme du bétail, à l’écart de la société, dans des endroits où, en définitive, ils pouvaient devenir encore plus violents. Mais existait-il d’autres solutions ? Vic ne savait pas, la politique et lui, ça faisait deux, il se contentait d’essayer de remplir ces lieux comme on le lui demandait, d’amener de la matière première dans la gueule de l’ogre pénitentiaire. Un bon petit soldat de la République.
Ils se garèrent sur le parking visiteurs et se signalèrent au premier poste de garde : ils avaient rendez-vous avec Claude Nédélec, le directeur. Cela ne leur évita pas de subir tous les contrôles de sécurité et de ne se retrouver dans son bureau qu’une demi-heure plus tard. Nédélec avait une coupe en brosse couleur gris taupe et de longues pattes touffues qui descendaient jusqu’au bas de ses joues. Il leur serra la main et leur proposa de s’asseoir. Après des échanges cordiaux, il entra dans le vif du sujet :
— Suite à l’appel de votre commandant, j’ai interrogé mes employés. Sachez que, depuis qu’il est détenu ici, Andy Jeanson n’est autorisé à envoyer aucun courrier, et que tous ceux qu’il reçoit sont ouverts et lus scrupuleusement. Rien d’étrange n’a été remarqué, si on omet le fait qu’écrire à ce genre d’individu est en soi étrange.
Il se pencha et alluma la lumière. Il faisait déjà noir dans le bureau.
— Donc, vous pensez qu’un autre tueur en série lui envoie des courriers… « Le Dépeceur », comme vous l’appelez ?
— Lui envoyait, il est mort. Il écorchait une partie du corps de ses victimes avant de les enterrer. Le nombre de ses victimes est identique à celui de Jeanson, les deux hommes n’ont rien à s’envier de ce point de vue-là.
Nédélec plissa le nez.
— Vous cherchez un homme, or Jeanson n’a que des admiratrices, aucun correspondant masculin.
— Le Dépeceur a très bien pu se glisser dans la peau d’une femme pour atteindre Jeanson. On pense qu’il parfume ses lettres, qu’il connaît votre détenu, il possédait son numéro d’écrou. Peut-être que les deux hommes avaient convenu d’un moyen de cacher des données dans le courrier, au cas où l’un d’eux se ferait prendre. On sait qu’avec l’instruction judiciaire en cours, c’est compliqué de parler à Jeanson sans les autorisations…
— Il est question de deux ou trois jours, oui, pour régler la paperasse. J’en suis désolé, croyez-moi.
— On ne peut pas attendre. Ce courrier qu’il reçoit, on en a besoin pour avancer. Vous avez signalé à notre commandant que cela ne vous posait pas de problème.
Le directeur acquiesça et se leva.
— Je vais vous fournir une copie de l’intégralité de ses lettres, à condition bien sûr qu’il ne s’en soit pas débarrassé. La promenade d’Andy Jeanson a lieu dans un quart d’heure, mes hommes sont déjà informés. Suivez-moi…
Il les emmena à proximité d’une photocopieuse, à l’extrémité de l’aile administrative.
— Vous allez attendre ici, les prisonniers parlent beaucoup entre eux, et je préfère éviter qu’ils voient des têtes inconnues. C’est préférable pour tout le monde si Jeanson n’est pas au courant. Je vais devoir aller vite, mes hommes et moi n’aurons que vingt minutes, c’est la durée pendant laquelle Jeanson sera hors de sa cellule. Le temps d’aller et de revenir, cela laisse grosso modo cinq minutes pour faire les photocopies qui vous intéressent et tout remettre en place.
Il s’éloigna et disparut derrière une porte. Vadim s’appuya contre une cloison, les bras croisés, et lorgna les différents bureaux en enfilade. Ça ressemblait à n’importe quelle administration. Pas de barreaux, des gens qui circulaient en liberté dans les couloirs et buvaient des cafés à la machine, des éclats de rire qui fusaient. Comment penser que, juste derrière ces murs, se concentrait un tel foyer de violence ?
Au bout de quelques minutes, le directeur réapparut, le front en sueur, accompagné d’un surveillant pénitentiaire qui le dépassait d’une tête. Ils marchèrent au trot jusqu’à eux.
— Voilà, on pense que tout y est. Tout était regroupé en un seul tas sous son matelas. Et pas d’odeur de parfum.
— Peut-être qu’il ne parfumait que les enveloppes ?
— On n’en a trouvé aucune, malheureusement. Allez, on n’a que quelques minutes…
Il posa le paquet dans un bac, appuya sur des boutons, et la machine recracha les cent quatre-vingt-douze photocopies en rafales à une vitesse record. Nédélec récupéra les originaux et serra la main des deux hommes.
— J’y retourne. Je compte évidemment sur vous pour me tenir au courant. Bon courage avec ça.
Les flics le remercièrent, récupérèrent le gros paquet de copies, franchirent les contrôles dans l’autre sens et regagnèrent leur véhicule. Vic était incapable de lire en voiture — ça le rendait nauséeux —, aussi voulait-il attendre d’être à la brigade pour s’intéresser au contenu de la pochette.
Il espérait pénétrer dans le cerveau de ces deux tueurs et découvrir leurs sinistres secrets.
56
Vadim revint avec un gobelet de café dans chaque main. Dans cette période d’entre deux fêtes, les locaux de la brigade criminelle étaient presque vides. Les affaires peu urgentes restaient en suspens, le temps que les flics rechargent leurs batteries. Mangematin était enfermé dans son bureau, le nez dans la paperasse, Dupuis et Manzato assistaient à une réunion avec le juge d’instruction et la PJ lyonnaise, pour exposer les derniers éléments de l’enquête. Un vaste bordel auquel Vic était content d’échapper.
Il était presque 18 heures quand il pénétra à son tour dans la pièce. Il avait sous la main la copie du message que Delpierre leur avait laissé au-dessus de la pile de DVD, lorsqu’ils avaient découvert la « chose » dans sa cave : La surprise vous a plu ? Et maintenant voici mon héritage, enculés de poulets. Bon film.
— C’est cette écriture qu’on recherche dans la pile de lettres.
Il parcourut les courriers un à un et les tendit ensuite à son collègue pour une seconde vérification. Vadim ne pouvait s’empêcher de lire certains passages.
— Je te jure, elles sont complètement tarées, ces nanas. Écoute ça : « Je sais ce qu’on dit de vous, et que tout cela est faux. Quand je regarde vos belles photos, je vois un homme délicat, intelligent et honnête. Vous êtes un être humain, on n’a pas le droit de vous traiter comme ça, vous avez droit à une seconde chance. » Blablabla. Comment on peut en arriver à aimer des ordures pareilles ? Faudrait qu’on leur montre les photos des cadavres, c’est sûr que ça les calmerait, ces hystériques.
Vic buvait son café en silence. Les lettres défilèrent sous ses yeux et, après une demi-heure, il avait fait le tour.
— Ce n’est pas si simple, je n’ai rien vu de ressemblant. Il a dû jouer son rôle jusqu’au bout et modifier son écriture.
— Ou alors on s’est carrément plantés ?
— On ne s’est pas plantés. Il va falloir toutes les lire, les presque deux cents. Les regrouper d’abord par expéditeurs, puis par dates, et procéder par élimination. Peut-être qu’on va trouver des termes bizarres, des choses soulignées, en gras, en majuscules. On doit tout scruter à la loupe.
Vadim ne cacha pas son ras-le-bol.
— Bon… J’en prends la moitié mais je te préviens, dans deux heures, basta. Avec Martine, on doit passer chez ma nièce pour lui apporter ses cadeaux.