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Les deux hommes se retrouvèrent dans un appartement de l’aile ouest, là où Jacob logeait. Dans le salon, la tuyauterie craquait, les gros radiateurs en fonte, posés à même le carrelage, dégageaient une chaleur de fournaise. En premier lieu, le locataire servit deux verres de vodka et en tendit un à Vic.

— Les gendarmes m’ont pris pour un taré quand je leur ai parlé des quatre bouquins. Tu parles, qu’ils s’en fichaient. Ils ont pris ma plainte, mais je suis sûr qu’elle est restée au fond de leurs tiroirs. Pour eux, j’avais bu un coup de trop, perdu mes clés et j’étais tombé, point barre. Mais ma bibliothèque, je la connais par cœur. J’ai jamais acheté ces livres.

— Vous avez vu votre agresseur ?

— Non. Ça s’est passé dehors, j’ai été surpris par-derrière. Il avait dû se garer beaucoup plus loin et venir à pied. La petite route qui longe le centre avait été déneigée, il n’y avait malheureusement aucune trace de sa présence.

— Pourquoi « il » ? Ça ne pouvait pas être une femme ?

— Euh… si, mais bon, j’ai pensé à un homme.

— Les gendarmes ont embarqué les livres ?

— Vous pensez ! Ils sont là-bas, au pied de l’étagère.

— C’est là que vous les avez trouvés ?

— Non, ils étaient là-haut, juste à côté des Sherlock Holmes.

Des Sherlock Holmes… Vic sentit son estomac se nouer et eut une certitude : Moriarty en personne était venu entre ces murs, c’était lui qui avait agressé le gardien. Il alla chercher les romans de Miraure, les feuilleta en vitesse. Sur la première page, il remarqua un gros tampon « SERVICE DE PRESSE »… Il avait entre les mains les livres dérobés dans la villa de la baie de l’Authie.

C’était à n’y rien comprendre. Moriarty était donc le cambrioleur de la villa de Léane et Jullian Morgan. Et il aurait parcouru huit cents bornes depuis le Nord pour venir déposer des romans ici, des semaines plus tard ? Pourquoi ? Que cherchait-il à raconter ? Une autre énigme, qui rendait déjà Vic dingue. Il se tourna vers son interlocuteur.

— Vous les avez lus ? Vous n’avez rien remarqué de bizarre dans le texte, entre les pages ?

— Oui, je ne m’en suis pas privé, je voulais comprendre pourquoi on me les avait apportés. Pourquoi ceux-là ? C’était une vraie énigme, en soi, digne d’un Conan Doyle. J’étais resté sur les vieux classiques, niveau polar, mais Miraure, c’est franchement pas mal. Et… vous parlez de bizarrerie dans les bouquins… Dans l’un d’eux, il y a un peu de sang sur une des pages. Le propriétaire de ces livres a dû se blesser en lisant.

— Quel livre ? Montrez-moi !

Félicien Jacob s’approcha et désigna L’Homme du cimetière.

— Celui-là… À peu près au milieu.

Vic le feuilleta. Il remarqua la trace rouge, légère, en effet, dans l’angle de la page 170, et encore plus estompée sur la suivante. Peut-être une chance inespérée. Ou un leurre ?

— Donnez-moi un sachet.

Jacob s’exécuta. Vic emballa le livre avec soin. Il revint vers les fauteuils et engloutit sa vodka, cul sec. Le feu brûla dans sa trachée.

— Je pense que votre agresseur est l’individu que je recherche. Que tout a un rapport avec le passé de ce bâtiment.

Il avait capté l’attention de Jacob et s’installa en face de lui, les mains jointes entre ses genoux.

— Vous travailliez déjà ici dans les années 1980, et j’aimerais que vous fassiez appel à vos souvenirs. Les années qui m’intéressent sont plus précisément 1986 à 1988. Deux gamins étaient présents entre ces murs. L’un d’eux s’appelait Andy Mortier, il avait 14 ans et venait de Chambéry. L’autre, Félix Delpierre, avait trois ans de moins et venait d’Aillon-le-Vieux. Delpierre, Mortier, ça vous dit quelque chose ?

Le gardien se frotta la bouche puis posa sa lourde main devant lui.

— Comment voulez-vous que je me rappelle ? C’était il y a trente ans, et on accueillait plus de deux cents gamins chaque année. J’en ai vu défiler des milliers, des têtes blondes, et vous me sortez deux noms, comme ça. Qu’est-ce que vous voulez savoir sur eux, exactement ?

Vic voyait bien qu’il ne faisait aucun effort. Il lui tendit une photo d’Andy Mortier qui figurait dans son dossier. Elle datait d’avant son entrée à l’internat. Le gamin souriait à l’objectif. Ses joues bouffies étaient éclaboussées de taches de rousseur, ses sourcils en accent circonflexe lui donnaient des airs d’amuseur de galerie. Le regard était bien là, immuable, mais pour le reste, rien à voir avec le Jeanson meurtrier, au corps sec et musclé d’aujourd’hui.

— Tout. Qui Delpierre et Mortier fréquentaient, leur comportement, si leurs années ici se sont bien passées. Lui, c’est Mortier. Il vous évoque quelque chose ?

Son vieux regard d’ermite sembla se troubler. Mais il rendit la photo à Vic.

— Non, rien…

— Et Andy Jeanson, vous connaissez ? On en a pas mal parlé ces derniers temps dans les médias.

— Vous voyez une télé, ici ?

— Andy Mortier est Andy Jeanson. Il est l’auteur d’au moins huit meurtres de jeunes femmes qui se répartissent sur ces quatre dernières années. Il les emmenait dans son camping-car, les violait et les enterrait. Quant à Félix Delpierre, il a fabriqué, dans sa cave, un mannequin de peau avec ses victimes féminines qu’il dépeçait…

Jacob accusa le coup.

— … Alors je crois, monsieur Jacob, que ça serait vraiment bien que vous vous rappeliez ce visage, parce qu’il y a peut-être un troisième homme de la même trempe, sorti lui aussi de cet établissement et qui est encore dans la nature. C’est lui qui est venu pour vous agresser et qui a déposé ces bouquins. Je ne partirai pas d’ici avant de savoir pourquoi.

Le concierge chercha dans les prunelles de Vic une lueur à laquelle se raccrocher, mais il n’y en avait pas. Il observa de nouveau la photo, son visage se froissa, des dents abîmées apparurent sous les poils gris de sa barbe. Il voulut se resservir un verre, mais Vic lui bloqua le bras.

— Ce n’est pas comme ça que vous allez vous souvenir.

L’homme se dégagea, hésita.

— Des tueurs… Oui, oui, je me souviens de ce môme, maintenant… Et de l’autre aussi, Félix Delpierre, ils étaient toujours fourrés ensemble. Delpierre, tout le monde l’appelait « Cœur de pierre ». Il ne parlait jamais.

Il se leva.

— Suivez-moi.

Jacob ouvrit des portes, descendit un escalier, appuya sur des interrupteurs. Des lumières dévoilèrent d’infinis couloirs. Vic entendit une énorme chaudière ronfler, perçut des craquements de vieux bois. Son hôte poussa une lourde porte, qui révélait une gueule noire. Une ampoule illumina une nouvelle volée de marches.

— C’est en bas que ça se passe.

58

Nuit… Lampadaires aux auréoles de feu, qui brûlaient la glace des trottoirs lyonnais. Le froid tranchait, comme une guillotine, gelait les visages, grillait les sourcils. Enfoncée dans une impasse, protégée par des voitures garées en enfilade, Léane observait cette trappe qui se découpait dans la lourde porte en bois, en diagonale sur la droite, le filet de lumière qui jaillissait, les silhouettes qui s’égrenaient derrière cette façade anodine, juste flanquée d’une enseigne sobre : « LE DONJON NOIR ».