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Huit heures plus tôt, elle avait filé du Nord en voiture, avait mangé un morceau sur une aire d’autoroute puis, aux alentours de 21 h 30, s’était garée le long des quais de Saône et avait marché jusqu’à cette rue discrète du 9arrondissement de Lyon.

En route, elle avait eu le temps de gamberger sur les événements de la nuit précédente et sur les aveux du type à la face de mérou. Que s’était-il passé dans la tête de Jullian pour qu’il demande à se faire agresser, alors que Giordano gisait au fort ? Alors que, peut-être, il avait retrouvé leur fille vivante ? Qu’est-ce qui l’avait poussé à de telles extrémités, à occulter la vérité ? Léane n’avait aucune réponse, c’était insupportable de ne pas savoir, d’attendre que cette fichue mémoire revienne à son mari.

Un homme engoncé dans un gros trois-quarts échangea quelques mots à travers la trappe et se fit ouvrir la porte. Léane attendit encore une poignée de minutes et alla, elle aussi, frapper sur le bois. Un visage se dessina dans un carré de lumière bleutée. Une vraie gueule de pitbull, crâne chauve et tapissé de tatouages. Il ne dit rien et attendit. Il la lorgnait de haut en bas.

— Je peux entrer ?

Il referma la trappe d’un coup sec. Léane tambourina de nouveau. Raclement métallique. Le visage, encore, plus mauvais, cette fois.

— Recommence, et je m’occupe de toi.

— Je veux juste entrer ! Je…

Inutile, Léane parlait à un mur. Il était hors de question d’abandonner et de rebrousser chemin. Ni de pénétrer là-dedans de force, on lui casserait les dents. Que faire, alors ? Elle réfléchit et trouva une solution simple : si elle ne pouvait pas entrer, elle allait attendre que Mistik sorte. Une interminable nuit en perspective, mais c’était sa seule chance.

Elle alla chercher sa voiture au bord des quais et trouva une place sur le trottoir opposé, à une dizaine de mètres du club. Elle éteignit les phares, coupa le moteur et patienta, pelotonnée dans son blouson. Son téléphone sonna à 22 h 52. C’était Jullian qui appelait avec le fixe. Elle décrocha, lui affirma que tout allait bien, qu’elle ne savait pas si ses recherches aboutiraient mais qu’elle gardait bon espoir. En attendant, elle allait se coucher dans son appartement.

La voix de Jullian grésilla dans l’écouteur.

— Tu ne veux toujours rien me dire ?

— Je t’expliquerai. Mais pas maintenant. Des nouvelles de ton père ?

— Aucune. Je suis vraiment inquiet, Léane. Avec ce qui se passe, j’ai peur que… qu’il lui soit arrivé quelque chose. Les flics ont lancé des recherches. Je ne peux même pas les aider, je ne sais rien de lui, j’ignore même où il habite. Je ne m’en souviens pas. J’ai beau regarder des films, des albums, je ne progresse plus, tout est bloqué au fond de ma fichue cervelle.

— Fais confiance aux policiers, ils vont le retrouver. Repose-toi, essaie de dormir. Ça ne sert à rien de faire le forcing, ce n’est pas de cette façon que les souvenirs reviendront.

— Ce n’est pas pareil ici, sans toi, je… je me sens perdu. Dis-moi au moins que tout va bien, que… que tu ne me caches rien de grave, que tu ne vas pas faire de bêtises.

— Je n’en ferai pas.

— Reviens vite, d’accord ? Je tourne en rond, je vais devenir dingue. Je n’arrête pas de regarder les photos de Sarah, et, plus je la vois, plus je pense à Giordano. Ça me rend malade de le savoir enfermé dans le fort, de penser qu’on pourrait se faire prendre à n’importe quel moment…

Léane l’écoutait en silence. Elle se dit qu’elle aurait peut-être mieux fait de prendre avec elle la clé du fort. Jullian aurait-il l’idée de retourner là-bas, seul ?

— … À ton retour, on agira, d’accord ? Je sais que ça va être difficile, mais il n’y a plus de marche arrière possible. Je ne veux pas te perdre. Nous perdre…

Léane raccrocha comme si le téléphone lui brûlait l’oreille. Elle observa ses deux mains ouvertes devant elle : elles tremblaient. Ces mains, elles n’étaient pas capables de tuer un homme, Léane l’avait compris quand elle avait dévié son tir au dernier moment.

Elle n’était pas une meurtrière.

59

Vic suivait Jacob dans un labyrinthe de dossiers entassés sur des étagères dont les planches ployaient sous leur poids. Ça sentait le vieux papier parcheminé et l’encre sèche. Comme Jacob le lui expliquait, ils se trouvaient dans les archives de l’internat.

— Tout y est, de 1922 à 2010. Vous trouverez ici l’histoire de l’internat mais, surtout, le pedigree complet de chaque gamin passé entre nos murs. Origines, comportement, résultats… Années 86–88, vous dites. C’est par là.

Il bifurqua, s’arrêta devant une rangée de casiers sombres. Face à lui, quatre classeurs se partageaient les années en question. Il s’empara d’une pochette posée juste à côté.

— Elle contient toutes les photos de l’internat prises à ce moment-là. Les bâtiments, les profs, les photos de classe…

Jacob s’affala sur la seule chaise disponible. Il se mit à fouiner dans le paquet de photos et les étala sur la table. L’une d’elles montrait l’ensemble des professeurs, stoïques, visages fermés. Il posa son index sur le plus grand d’entre eux.

— Il s’appelait Kevin Kerning, il était prof de sport. Les mômes l’appelaient KKK, Ku Klux Klan. Il était intraitable avec eux, il les faisait morfler… Avec lui, les plus faibles trinquaient encore plus…

Vic observa le type. Un colosse en survêtement.

— … Delpierre et Jeanson étaient toujours ensemble, ils étaient dans la même chambrée et… ils n’étaient pas bons en sport. Kerning les avait pris en grippe. Ça me revient, je les voyais souvent faire des tours de piste, à bout de souffle, un quart d’heure après que tous les autres étaient rentrés aux vestiaires… Ça a duré des mois, les deux gosses en bavaient, croyez-moi. Puis ça s’est arrêté, progressivement, au fil des semaines. Kerning leur fichait la paix, mais… mais il continuait à les garder après les cours, leur faisait faire des étirements, ce genre de choses beaucoup plus tranquilles.

Il ne parla plus. Vic ne voulait pas le brusquer. Il s’assit sur le rebord de la table et parcourut les photos. La grande cour vide. Les bâtiments austères, enfoncés au cœur de la vallée. Il jeta un regard sur des photos de classe et, puisque Jacob ne parlait toujours pas, décida de rompre le silence :

— Vous pensez que Kerning prenait un peu trop soin d’eux ?

Le gardien des lieux serra les mâchoires.

— Kerning était le beau-frère du directeur ; ce que je pensais importait peu. J’étais juste le type de la maintenance. Si j’ai pu travailler toutes ces années à l’internat, c’est parce que… j’ai su me faire discret et que je ne l’ai jamais ouverte.

— Mais vous le pensiez.

Les pupilles grises du type se rétractèrent.

— Je le pensais, oui. Mais si c’est des preuves que vous cherchez, vous n’en aurez pas. Tout ça est loin et enterré.

Il considéra la paume de ses deux grosses mains, comme s’il y lisait le passé.

— Ce que je vais vous raconter, je le fais parce que je pense que ça peut vous aider et que… l’internat n’existe plus, et que ces histoires ont disparu avec lui. Mais… si vous allez voir d’autres personnes, le directeur ou je sais pas qui, vous…