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— Il y a un paragraphe spécial dans chacune des lettres écrites par Delpierre. C’est dans ce bloc que l’auteur transmet le début de son message, et c’est la clé de tout. Il suffit de coller les premières lettres de chaque mot de ces passages pour comprendre.

Vadim s’approcha et se pencha.

— « C-o-r-p-s e-n-t-e-r-r-é p-r-è-s d-e S-a-i-n-t-B-e-r-n-a-r-d, P-a-u-l-i-n-e P-e-r-l-o-t. »

Il dévisagea Vic.

— Merde. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Vic mit quelques secondes à répondre.

— L’Immortelle de Kasparov… Je crois que j’ai compris.

Dans la foulée, Vic nota en vitesse une succession de chiffres.

— Regarde. Si on colle tous les chiffres cités plus bas dans ce même courrier, on obtient 4522093 pour le premier paragraphe, et 553594 pour le second. Soit 45.22.09.3, et 5.53.59.4 si on ajoute les points. C’est écrit dans le rapport, ce sont les coordonnées GPS exactes de la tombe de Pauline Perlot. Voilà donc exactement ce que Delpierre a transmis à Jeanson par l’intermédiaire de cette lettre : « Corps enterré près de Saint-Bernard, Pauline Perlot. 45.22.09.3E, 5.53.59.4N ». C’est l’endroit précis où les collègues ont déterré le cadavre, Vadim.

Vadim resta sans voix, l’œil rivé sur les autres courriers.

— Attends, je ne pige pas. T’es en train de me dire que… que…

— Que j’ai bien l’impression qu’Andy Jeanson n’a fait que nous répéter ce qui était écrit dans ces courriers. Qu’il a endossé tous les meurtres. Les huit.

Un silence. Vic se lissa les cheveux vers l’arrière, percuté de plein fouet par ses découvertes.

— Les corps qu’il livre aux flics et au compte-gouttes depuis deux ans sont ceux de Delpierre. Il s’est sacrifié, Vadim, à l’image de la tour blanche dans l’Immortelle de Kasparov. Le Voyageur, considéré comme l’un de nos pires tueurs en série, n’a peut-être tué personne.

— Ça ferait presque deux ans que Jeanson roule les enquêteurs dans la farine ? Que cette ordure, qui a plus d’articles dans la presse qu’une rock star, nous fait croire qu’elle a commis les meurtres d’un autre ? Qu’on ne voit pas que les victimes présumées de Jeanson et celles de Delpierre sont rigoureusement les mêmes ?

Vic hocha la tête avec conviction.

— La « misdirection ». En attirant l’attention et la lumière sur lui, le Voyageur nous empêchait de regarder ailleurs. On ne recherchait plus les victimes, on attendait juste que Jeanson nous livre les cadavres. C’était ce qui allait se passer avec Sarah Morgan. Delpierre allait l’enterrer, comme les autres, et c’est Jeanson qui, quelques semaines plus tard, nous aurait révélé l’emplacement du corps, en s’octroyant le crédit du meurtre.

— C’est dément.

— Ce que je raconte ne fait pas de Jeanson un innocent, loin de là. On a les preuves irréfutables qu’il a effectivement kidnappé toutes ces filles, mais peut-être que son rôle s’arrêtait là. Exactement comme celui de Delpierre s’arrêtait au « nettoyage ». La différence, c’est que l’un est situé au début de la chaîne, et l’autre à la fin.

— On aurait donc affaire à un seul et même réseau organisé. Jeanson, Delpierre et, au beau milieu de tout ça, le fameux Moriarty, alias Luc Thomas.

— Je le crois, oui. Les trois copains de chambrée… Des types qui, trente ans après, ont reformé leur groupe pour kidnapper, séquestrer, torturer et tuer de pauvres filles, chacun cantonné à sa tâche. Jeanson était coincé, de toute façon. Pris pour pris, auteur de kidnappings en série, il risquait dans tous les cas la prison. Alors il a endossé les meurtres. C’est une manière pour lui de continuer à jouer. Ils jouent tous, ces salopards…

Vadim mesurait à peine l’impact de leurs découvertes. Un tueur en série qui n’en était pas un… La déroute de la police, bernée de toute part… Jeanson et Delpierre, deux mômes sans doute détruits par les épreuves et les sévices subis dans leur jeunesse, qui n’avaient jamais vraiment réussi à se reconstruire… Avaient-ils vu, en Moriarty, leur sauveur ?

— Une question bête : si le rôle de Jeanson se cantonnait aux enlèvements, pourquoi il envoyait les mèches de cheveux des mois plus tard ?

— Pour exister. Parce que ça lui donnait de l’importance, une identité. Avec ces mèches, ce mode opératoire, il est devenu « le Voyageur », traqué par toutes les forces de police. Il a fait naître une légende. Sa légende. D’une certaine façon, il a fonctionné comme Delpierre qui, en kidnappant Apolline ou en fabriquant sa « chose », voulait lui aussi exister, mais de manière beaucoup plus discrète. On a tous besoin d’exister par soi-même, de ne pas être le sbire d’un autre…

Vic feuilleta les courriers sélectionnés par son collègue.

— Il n’y a plus qu’à vérifier pour ceux-là et s’assurer que…

Ses mots restèrent sur ses lèvres lorsqu’il découvrit la date de l’une des lettres. Jeanson avait reçu une missive, plus longue que les autres, qui datait du mercredi précédent, sept jours plus tôt.

Deux jours après l’histoire de la pompe à essence.

Delpierre, qui se savait piégé, conscient que la police ne tarderait pas à l’appréhender, avait voulu adresser à Jeanson un ultime message. De nouveau, Vic s’empara de son stylo et se mit à noter d’une écriture frénétique les premières lettres de chaque mot. Le texte qui apparut sous ses yeux lui donna la chair de poule.

L’inconcevable.

Il prit sa feuille, bondit de son fauteuil et fonça vers la porte.

— Appelle les secours !

63

— Je n’ai jamais vu son visage. Je ne sais pas qui il est, je te le jure.

De grosses veines zébraient le front de Mistik, à dix centimètres de la surface. L’eau ruisselait dans ses yeux, sa nuque, entre ses seins. Elle avait cru se noyer, à plusieurs reprises. Voir un corps se débattre avec tant de hargne avait été insupportable pour Léane. Mais la langue de sa prisonnière s’était déliée au fur et à mesure.

— … La première fois où j’ai rencontré Moriarty remonte à 2013. Une nuit, il est venu me voir pour une séance au Donjon. Il portait un de ces masques vénitiens avec un long bec…

Elle eut une grosse quinte de toux, cracha de l’eau, et Léane eut l’impression que ses yeux allaient sortir de leurs orbites.

— … Ça arrivait souvent que… que des hommes viennent masqués ou maquillés, pour préserver leur anonymat. Le Donjon est un… un club select, dans lequel on n’entre que par cooptation. Il est renommé parce qu’il entretient le culte du secret sur… sa clientèle. Pas de noms, pas de fichiers, pas de photos. Les gens qui… qui le fréquentent sont friqués et prudents. Des avocats, des notables, qui mènent deux vies parallèles, l’une à la lumière, auprès de leur famille, de leurs amis, et l’autre dans l’obscurité.

Elle se cabra dans une grimace pour limiter l’afflux de sang dans son cerveau. Son visage était rouge comme l’enfer.

— … Moriarty connaissait mon passé, mon goût pour la souffrance. Mais il ne voulait pas de rapports charnels, il voulait juste observer… Alors c’est ce qu’il a fait, il restait dans un coin, et il regardait des hommes en action. Mais le Donjon reste un établissement soumis à des règles. Pas de sang, pas d’actes extrêmes, genre coupures au couteau, qui pourraient nuire à sa réputation. Moriarty, il voulait voir plus, il savait que j’en offrais la possibilité à ceux qui y mettaient le prix. Alors ses séances d’observation se sont poursuivies ici, dans mon donjon intime…

Le business du vice, de la torture, de la femme-objet… Léane imaginait sans peine les scènes de torture, les cris, les chairs meurtries. Un bourreau qui officiait, un observateur masqué… Pourquoi Moriarty n’avait-il pas de rapports physiques ? Léane évoluait dans un univers marginal, codifié, sans tabou, un espace déjanté où les gens normaux étaient l’anormalité.