Léane n’en pouvait plus. Il aurait fallu qu’elle mette les flics dans la boucle, qu’ils enquêtent sur le Donjon et retrouvent les clients de Mistik, mais elle était pieds et poings liés. Était-il possible que tout s’arrête maintenant ? Qu’elle reparte sans réponses ? Était-elle allée au bout de ses recherches, de ses possibilités, de ses forces ?
Elle serra les dents, raffermit sa main autour du manche.
— T’as entraîné toutes ces jeunes filles vers la mort, tu le savais. C’est à cause de toi si…
Elle se tut, ferma les yeux. Mistik n’était pas une victime, elle avait fait partie de la chaîne meurtrière, elle avait occulté la vérité en toute conscience et, au fond d’elle-même, elle savait. Léane songea à Sarah, à son sourire, à cette dernière photo de sa fille si heureuse de vivre pour se donner encore un peu de courage.
Mistik ne pouvait plus vivre.
Elle mit son autre main sur le levier, gonfla ses poumons, tandis que sa prisonnière hurlait. Léane fit pivoter la barre et lâcha la chaîne. Mistik s’effondra au sol, juste à côté du cylindre. Léane la traîna jusqu’à la cage et l’y enferma. Ensuite, elle balança la clé du cadenas dans l’eau.
— Vaudrait mieux pour toi qu’il m’arrive rien.
Léane fit demi-tour et se figea devant l’ordinateur. Sur l’écran était apparue une nouvelle ligne.
6 :31 :52 Moriarty > RDV après-demain, 22 heures. Étretat. L’Aiguille creuse.
64
Les pins noirs se dressaient à l’infini, une véritable armée de l’ombre, muette, sinistre, ancrée dans la neige, cette croûte grise et silencieuse qui étouffait la vie, le mouvement, l’espoir. Pas un animal, pas une feuille qui bruissait, juste, parfois, çà et là, des blocs de neige se décrochaient des branches et les faisaient craquer. Alors, d’une seule et même voix, la forêt se mettait à gémir, comme si une main de golem vrillait ses troncs et la torturait.
Smartphone ouvert sur le GPS en main, Vic courait dans le labyrinthe à en perdre haleine, des cristaux translucides accrochés aux poils de sa barbe de trois jours. La neige l’engloutissait, le faisait chuter — comme ses collègues, il n’avait pas de raquettes. Loin devant, un rideau noir et dentelé, qui s’ouvrait telle une mâchoire : la chaîne de Belledonne, impérieuse. Derrière lui, Vadim, Manzato, deux ambulanciers et un médecin urgentiste, chargé de sa lourde trousse de secours, peinaient. Le froid s’infiltrait dans les gorges, glaçait l’oxygène, brûlait les poumons. Dans l’alignement de leurs regards inquiets, les torches écorchaient la nuit, dévoilaient des trous sournois, de la roche dangereuse, des congères dures comme du bois. Il gelait à pierre fendre.
Manzato rompit le silence.
— Combien ?
— Encore environ… cinq cents mètres.
Les véhicules étaient garés à un kilomètre, au bord de la départementale. L’endroit où ils se dirigeaient, à une heure de Grenoble, était un ancien chemin de randonnée, inaccessible en voiture. Les pentes écorchaient, les racines s’accrochaient à la terre glacée comme des araignées géantes. Vic avait le pantalon et les chaussures trempés, les pieds frigorifiés, mais il redoubla de courage. Apolline était une battante, elle avait réussi à surmonter son handicap, à s’épanouir malgré la cécité. Malgré l’ultimatum fixé par Delpierre, elle pouvait encore être en vie. Le flic priait pour qu’elle le soit.
Malgré la douleur de ses muscles brûlants, il revoyait chaque mot qu’il avait décrypté dans l’ultime lettre postée par le Dépeceur, et qui donnait, à la fin, un message au terrible présage :
Ils vont me coincer, question de jours. Ils ne savent rien. Comme promis, j’emporterai notre secret. Moriarty a définitivement disparu. Sans doute pour réaliser son magistral coup d’éclat dont il a toujours parlé. La plus belle des disparitions, aux yeux de tous. C’est un vrai magicien. Profites-en pour briller une dernière fois. Apolline Rina. Aveugle. Ma fierté à moi. Enfermée gîte abandonné, proche ruisseau Grande Valloire, La Ferrière. 45.17.32.7N, 6.06.50.8E. Elle vivra encore cinq ou six jours. Attends une semaine avant de dire aux flics. Qu’elle crève juste dans leurs bras. Adieu, vieux pote.
Cinq ou six jours… Depuis la veille ou l’avant-veille. Vic puisa dans ses dernières forces, il chevaucha les obstacles, s’accrocha aux branches. Il fallait qu’il la sauve, qu’elle soit en vie, pour lui, pour ses collègues, pour sa propre fille : comment grandir dans un monde où la moindre lueur s’éteignait, même celle de l’espoir ? Si Apolline était partie, tout sombrerait dans les ténèbres, sans retour possible. Vic ne supporterait plus ce monde-là.
Il atteignit un plat, enfin, une petite clairière dans un creuset de granit, une impression d’étouffement, tant les flancs des montagnes étaient rapprochés par l’obscurité. Loin dans l’éclat des torches, sous les étoiles, la masse noire du gîte se dessina, une bouche de pierre au toit en légère pente qui semblait surgie d’une autre époque. Autour, une neige immaculée, sans la moindre empreinte de pas. Les hommes s’approchèrent, à bout de souffle, trempés de sueur sous leurs blousons. Toutes les issues du bâtiment avaient été obstruées avec des planches clouées. Il devait régner, à l’intérieur du vieux refuge comme derrière le regard d’Apolline, une nuit perpétuelle.
Les hommes se jetèrent sur les planches en travers de la porte, et il ne fallut pas moins de trois paires de bras pour en tordre les clous. Une partie du chambranle céda dans un craquement. Quand il y eut assez de place pour se faufiler, Vic se rua à l’intérieur le premier, son arme et sa torche entre les mains. Une odeur d’antiseptique mêlée à celle du sang lui heurta les narines. D’un geste vif, il balaya du regard la pièce délabrée. Des morceaux de tuile, de planche, de verre jonchaient le parquet. Son faisceau se figea alors sur un matelas à même le sol, dans l’angle droit de la pièce.
Son cœur se souleva quand il éclaira un corps enroulé dans de grosses couvertures. Les moignons des bras, posés sur la laine grise, étaient serrés dans d’épais pansements aux extrémités sombres, ce jaune mêlé de rouge caractéristique des plaies mal soignées, purulentes. Deux poches translucides étaient accrochées au mur, reliées au bras gauche par un cathéter. Elles étaient vides.
Sans réfléchir, Vic se précipita vers le corps immobile d’Apolline. Le visage était blanc, trop blanc, creusé, les lèvres paraissaient congelées, d’un rose éteint, les yeux étaient perdus dans le néant, immobiles, couverts d’un voile translucide. Elle ne réagissait pas à leur présence, ne bougeait pas. Vic la secoua avec délicatesse, appela « Apolline, Apolline ». Il se recula lorsque le médecin ordonna de lui laisser la place. En retrait, Manzato restait debout, sa poitrine se levait et retombait dans un nuage de condensation. Son visage n’exprimait que colère et résignation. Delpierre avait nourri Apolline, l’avait soignée par des poches à coup sûr bourrées de médicaments, enroulée dans un cocon de chaleur, pour qu’elle ne meure pas trop vite. Juste pour les blesser encore plus, eux, les flics. Comme si le mal qu’il avait fait ne suffisait pas.
Le médecin resta concentré sur sa tâche. Il ôta ses gants fourrés et chercha le pouls au niveau de la carotide, sans le trouver. Ses mâchoires se serrèrent mais il n’abandonna pas : peut-être Apolline était-elle juste trop faible ? Le test du réflexe de la pupille était impossible. Alors, d’un geste, il sortit un stéthoscope de son sac, ôta les couvertures et dévoila la poitrine nue. Une fois les embouts enfoncés dans ses oreilles, il plaqua le pavillon de son appareil sur le frêle torse, côté cœur.