— Je crois que c’est le cadenas. L’espèce de petite fouine…
Colin le remit en place pour bloquer le battant. Léane voyait la grosse veine saillir du cou de Jullian qui se contorsionnait pour surveiller Colin. Le flic monta les marches du perron. Le bruit de la sonnette, qui glaça Léane.
— On n’est pas obligés de répondre, fit Jullian.
Léane se lissa les cheveux en arrière nerveusement.
— Il… Il a vu les lumières. Et puis le cadenas fracturé. Si… Si on ne répond pas, ça va empirer la situation. Il pensera que quelque chose de grave est arrivé et il appellera des renforts. On doit aller lui ouvrir.
Jullian réfléchissait à toute vitesse.
— Très bien. Mais on parle le moins possible.
Léane vérifia que son mari n’avait pas de sang sur ses vêtements et remonta dans l’escalier au pas de course.
66
Apolline allait vivre.
C’était ce qu’avait annoncé le chirurgien à la sortie du bloc, huit heures après l’admission de la jeune fille. Vic le remercia de toutes ses forces et lui demanda qu’on le prévienne lorsqu’elle pourrait recevoir de la visite.
Il s’enferma dans les toilettes et se massa les tempes plusieurs secondes. Il était fatigué. Fatigué de leur course sans fin, de leur lutte inutile, depuis toutes ces années. Félix Delpierre n’avait pas gagné, mais il avait laissé une jeune femme anéantie, brisée, qui ne retrouverait plus sa vie d’avant.
Il se passa de l’eau fraîche sur le visage et noya son regard dans le miroir. Peut-être attraperaient-ils bientôt Moriarty, et après ? Un autre arriverait, pire encore ? Un tueur d’enfants ? Un type qui se ferait exploser au milieu d’une foule ?
Une goutte d’eau dans l’océan, songea-t-il. Peut-être, mais, s’il abandonnait, est-ce que le monde tournerait mieux ? Il prit une grande inspiration et sortit rejoindre Vadim, qui l’attendait sur le parking. Son collègue mit le contact et démarra.
— Comment ça s’est passé ?
— Elle va s’en sortir, si tant est qu’on puisse s’en sortir en étant aveugle et amputée des deux mains…
Il ne parla plus, les yeux rivés vers les sommets blancs qui écrasaient la ville. Ces montagnes lui paraissaient de plus en plus austères, monstrueuses. Combien de malades comme Delpierre s’y cachaient ? Combien de jeunes filles comme Apolline y étaient retenues prisonnières ? Vadim le sentait au bord du gouffre.
— Si elle est vivante, c’est grâce à toi.
— Peut-être qu’elle aurait mieux fait d’y rester, finalement.
Il regretta ses mots, l’espace d’un souffle. Mais à quelle vie Apolline était-elle promise ?
— L’image d’elle que j’ai vue dans ce gîte plongé dans le noir et le froid… Elle va m’accompagner jusqu’au bout, Vadim, avec toutes les autres. Aussi nette que le premier jour. Jamais je ne pourrai l’effacer de ma mémoire. Et tu ne peux pas imaginer à quel point c’est atroce.
Si, Vadim se doutait de l’enfer qui devait brûler au fond du crâne de son collègue, cependant il ne dit rien. Parce que, lui aussi, il morflait, lui aussi, il affrontait ces images, même si le temps finissait par les estomper. Mais il n’oubliait pas.
Clignotant, départementale. Le véhicule fit face au fort de la Bastille, accroché à la falaise, avant de le laisser dans les rétroviseurs. Vadim rompit le silence et embraya sur leur affaire :
— Bon, deux choses. Les ADN de la « chose » de Delpierre sont identifiés. Neuf profils différents qui sont bien les neuf victimes kidnappées par Jeanson. Ça confirme scientifiquement tout ce qu’on a découvert entre les deux hommes…
Vic gardait le silence. Vadim soupira.
— Cache ta joie. Sinon, on a commencé à taper dans pas mal de fichiers. Luc Thomas est un nom très répandu, beaucoup trop d’occurrences ressortent pour l’instant, et il nous faut une date de naissance précise pour accéder à certaines données. J’ai aussi vérifié le fichier des personnes recherchées : rien. La disparition de Luc Thomas remonte à trente ans, le fichier n’existait pas encore vraiment, mais un document papier doit traîner quelque part. C’est les gendarmes qui gèrent ce coin-là. Dupuis est en ce moment même dans leur brigade, ça ne devrait pas être trop compliqué de retrouver la trace du dossier.
— On va dire ça.
— On va dire ça, ouais, mais la vraie bonne nouvelle provient de Mangematin. Il vient de m’appeler de Chambéry, il sort de chez l’ancien directeur des Roches noires. Le type a plus de 80 berges et termine sa vie dans un EHPAD. Bref, plus très en forme. Évidemment, quand tu lui parles de cette histoire de prof de sport, il confirme la thèse de la coupure de rasoir. D’après Mangematin, il ne lâchera rien, cette affaire est perdue dans le passé, son beau-frère est mort et, lui, il n’en est pas bien loin.
— Il lui a parlé d’Andy Jeanson ? Et des horreurs commises par Delpierre ?
— Oui, mais sans grand résultat. La mémoire qui flanche, si tu vois ce que je veux dire… Il se souvenait vaguement de Luc Thomas, à cause de cette fugue et du fait qu’on ne l’ait jamais retrouvé. Il se rappelait que le môme venait de Voiron, alors j’ai appelé l’état civil de là-bas. C’est peut-être notre seul coup de bol dans cette histoire, il n’y a qu’une famille Thomas qui puisse correspondre, et un seul contact : Marie-Paule Thomas. Sa mère. Elle est prévenue de notre visite, elle ignore pourquoi…
— Trente ans que son fils a disparu, et nous on débarque avec notre paquet de mauvaises nouvelles. On la ménage, d’accord ? Il y en a marre, de briser des vies.
Les deux flics arrivèrent à Voiron une demi-heure plus tard. Vic rajusta sa veste lorsqu’il frappa à la porte d’un pavillon, au cœur d’une résidence agréable, avec vue sur les montagnes. La femme qui apparut avait de grands iris de chat, d’un vert intense, enfoncés dans un visage tout en rides. Les yeux avaient gardé leur jeunesse, pas le reste. Ses cheveux gris et ondulés tombaient sur ses épaules avec négligence, il lui manquait des dents. Vadim lui tendit la main, les présenta en vitesse et lui annonça la raison de leur visite.
— Nous sommes venus vous parler de votre fils…
Un mélange d’incompréhension et de stupeur tordit le visage de la femme.
— Luc ?
— On peut entrer ?
Elle acquiesça. Vic sentit une odeur de vieux chien quand elle les fit pénétrer à l’intérieur. Les livres et les journaux étaient dispersés partout, entassés dans les coins, sur des planches affaissées, au-dessus des meubles. Elle les pria de s’asseoir sur un canapé couvert de poils et se figea, dans l’attente.
— Nous recherchons votre fils, madame Thomas. Nous pensons qu’il est impliqué dans une affaire assez grave.
Marie-Paule Thomas sembla se rétracter, sous le choc.
— Luc ? Une… Une affaire assez grave ? Quel genre d’affaire ?
— Pour le moment, nous ne pouvons malheureusement pas vous en dire davantage. Nous sommes conscients que c’est une rude nouvelle, mais nous avons besoin de votre aide. Tout d’abord, il nous faudrait la date de naissance de votre fils, c’est pour les recherches dans les fichiers. Il faut aussi que vous nous expliquiez qui il était, que vous nous fournissiez quelques photos de lui enfant. On ignore à quoi il ressemble. La seule piste qu’on ait, c’est l’internat des Roches noires. Son dossier a disparu des archives, on pense que Luc est venu le rechercher, ainsi que toutes ses photos, il y a une quinzaine de jours, après avoir agressé le gardien…
— Mon Dieu !
Les yeux de Marie-Paule se mouillèrent. Elle les essuya vite avec un mouchoir.