Il revint vers Léane et la serra contre lui.
— C’est mon père qui est mort, et c’est toi qui as les larmes aux yeux. Si tu savais comme je m’en veux. Quand le flic nous a annoncé le décès, j’étais triste, bien sûr, parce que c’est horrible de perdre son père. Mais ce père, c’était comme un inconnu, pour moi. Ça me dégoûte d’être comme ça.
Léane était sous le choc, incapable de parler. Il renforça son étreinte.
— Tous ceux qui sont autour de moi meurent. Ma mère, mon père, ma fille… Le passé n’est que douleur. Je crois que je ne veux pas me rappeler. À quoi bon ? Pourquoi s’acharner à faire revenir des souvenirs qui me rendront plus malheureux encore ? Pourquoi je devrais me remémorer ce que j’ai vécu avec Sarah alors qu’elle est morte et que je ne la reverrai jamais ?
Il s’écarta d’elle, la fixa dans les yeux.
— Je ne veux plus me souvenir. Je n’irai plus aux séances à l’hôpital.
Léane ne savait pas quoi penser. Peut-être avait-il raison. Ne valait-il mieux pas que cela reste à jamais enfermé ? Pourquoi souffrir une seconde fois ?
Jullian lui caressa le visage du dos de la main.
— Il va falloir qu’on soit forts, tous les deux. On se débarrasse de Giordano, on fait un bel enterrement à mon père et, ensuite, on reconstruit tout. On repart de zéro.
68
De la brigade, les quatre hommes de l’équipe Manzato avaient lancé des recherches intensives afin de retrouver Luc Thomas, né à Paris le 4 mai 1973. Un gosse récupéré au fond d’une poubelle, entre la vie et la mort. Un gamin de 14 ans qui avait sans doute mutilé son professeur de sport pour venger ses copains de chambrée et qui avait disparu, sans plus donner signe de vie.
Les flics disposaient d’une batterie de fichiers grâce auxquels, aujourd’hui, il était presque impossible d’échapper aux écrans radar. Il y avait toujours un papier administratif qui raccrochait un individu à un lieu, une ville, un organisme. Fichiers des personnes recherchées, des antécédents judiciaires, des permis de conduire, des cartes grises, des vols aériens, des fournisseurs d’accès, Internet et téléphone. Vous ne possédiez pas de portable ? Sans doute aviez-vous une voiture et, donc, un permis ? Non ? Vous aviez bien un compte bancaire, dans ce cas, vous laissiez une trace dans le FICOBA[6]. Et ainsi de suite.
Mais pas Moriarty. Pas Luc Thomas, aperçu pour la dernière fois à l’internat des Roches noires trente ans plus tôt, le 3 juin 1988. Pas d’adresse, pas de trace informatique, pas de visage.
Vic était assis à son bureau depuis plusieurs heures, la tête farcie de données. Il relisait la dernière lettre de Delpierre à Jeanson. « Sans doute pour réaliser son magistral coup d’éclat dont il a toujours parlé. La plus belle des disparitions, aux yeux de tous. C’est un vrai magicien. » Qu’est-ce qu’il avait voulu dire par là ?
Vadim, qui n’était pas en meilleure forme, enchaînait les coups de fil. Il raccrocha en rage.
— Que dalle ! Nada ! Définitivement volatilisé !
Ethan Dupuis arriva dans la foulée, des documents sous le bras.
— Il a fallu remuer un peu de poussière pour récupérer le dossier de la disparition de Luc Thomas, la plupart des gendarmes qui le géraient étant partis à la retraite. Mais il y a deux ou trois choses intéressantes.
Il tendit une photocopie à Vadim. Vic s’écarta de son bureau et vint se placer à leurs côtés.
— C’est le portrait-robot dressé à l’époque, d’après la description des parents. Ça ne ressemble à rien, je vous l’accorde. Mais on n’a pas mieux.
Vic scruta ce visage issu d’un mélange de nez, de fronts, de joues sortis d’une base de données. Les traits étaient grossiers, les yeux trop espacés, la bouche semblable à une amande. Seule certitude : Luc Thomas était brun aux yeux noirs. Enfin, à l’époque.
— Le chef du groupe, Simon Sorel, n’a jamais vraiment lâché l’affaire. Tu sais, le dossier irrésolu qui te hante toute ta vie ? Du temps où il bossait encore, il remuait au moins une fois par an toutes les administrations de France pour retrouver la trace du môme. Sans succès. En 2002, quatorze ans après la disparition, il est retourné chez Marie-Paule Thomas avec une équipe de police scientifique, a raflé des vêtements du môme, qu’il a fait découper en morceaux dans les laboratoires pour y rechercher de l’ADN. Ça a coûté bonbon, mais ils ont trouvé des traces biologiques.
Vic reposa le portrait-robot.
— T’es en train de nous dire qu’on dispose du profil ADN de Moriarty ?
— Ouais, il tourne dans le FNAEG depuis un bon bout de temps. Sans succès.
Les conclusions s’imposèrent à Vic. Luc Thomas, porté disparu, n’avait donc jamais eu le moindre souci avec la justice. Depuis le jour de sa fuite, il avait vécu en clandestin.
— Globalement, voilà tout ce qu’on a. J’ai discuté avec Sorel au téléphone, il en était venu à penser que le môme était mort. Quand je lui ai expliqué qu’on le traquait, il est tombé de haut, le pauvre gars.
— Je veux bien le croire.
— Je vous laisse le dossier, j’en ai une copie.
Il les salua et sortit. Vic retourna à sa place et réfléchit à voix haute.
— 1988… Imagine, tu t’échappes des Roches noires avec la volonté qu’on ne te retrouve pas. Tu n’as laissé aucune photo derrière toi. Tu disposes d’un petit sac de fringues, sans doute un peu de nourriture. C’est quoi, la première chose que tu fais ?
Vadim se leva et se rendit à la fenêtre. Il s’appuya contre le radiateur, les mains dans le dos.
— Si je ne veux pas qu’on me rattrape, je monte dans le premier bus ou train venu et m’éloigne le plus loin possible de ma région. En 88, il n’y avait pas toutes les caméras de vidéosurveillance, pas d’Internet, pas de portable. Si je me fonds dans la masse d’une grande ville à des centaines de kilomètres de là, on n’a aucune chance de me retrouver, surtout sans photo.
— Et après ? Comment tu survis ?
Vadim haussa les épaules.
— Tu ne survis pas. Un môme de 14–15 ans, dans les rues d’une ville qui n’est pas la sienne, il finit forcément par se faire ramasser par les flics, l’hôpital ou les services sociaux. S’il avait donné sa véritable identité à une quelconque administration, Sorel et son équipe l’auraient retrouvé.
— Et comment tu fais, pour ne pas donner ton identité ?
— Personnellement, je joue les muets, les traumatisés. Celui qui ne comprend pas. Sans papiers, comment on peut savoir qui je suis réellement, si je ne le dis pas ?
Vic acquiesça avec conviction.
— Ou si je ne m’en souviens pas… Moi, je joue les amnésiques. Le môme fait celui qui ne sait plus qui il est ni d’où il vient. Tu réponds juste « Je sais plus » à toutes les questions qu’on te pose…
— Façon Jullian Morgan.
— Dans ce genre-là, oui. Dans ce cas, il est fort probable que, au bout d’un certain temps, un juge pour enfants te fournisse une nouvelle identité. Nouveaux papiers, nouvel état civil, nouvelle date de naissance. On te place dans une famille d’accueil, où tu grandis comme s’il s’agissait de ta vraie famille, où tu te reconstruis une identité, qui vient écraser l’ancienne encore bien présente au fond de ta mémoire. Et voilà comment Luc Thomas se fabrique une nouvelle vie et disparaît complètement des écrans de contrôle.
Vic balança le stylo qu’il mordillait d’un mouvement rageur.
— C’est dingue, cette histoire. C’est comme si Moriarty était à portée de main et que, chaque fois qu’on peut l’attraper, il nous glisse entre les doigts. On sait exactement qui il est, on connaît son âge, l’endroit où il a grandi, on dispose même de son code génétique, mais il n’a pas de visage ni d’identité.