Jullian bifurqua sur un chemin boueux et parcourut deux kilomètres. Le corps empaqueté tanguait dans le coffre, claquait contre les parois à chaque soubresaut. Un bruit atroce. Léane ouvrit la portière et vomit. Jullian lui posa une main sur l’épaule.
— C’est bientôt fini…
Il chercha l’endroit le plus touffu et le plus difficile d’accès. Cinq minutes plus tard, il arrêta le véhicule en travers du chemin, de façon à éclairer les ténèbres, les troncs écorchés, les branches nues. Au loin, un étang luisait.
— J’ai une lampe. Quand je commencerai à creuser, tu couperas les phares. Ça va prendre un bout de temps.
Il sortit. Léane le vit traîner la bâche bleue entre les arbres. Il se mit à fouiner, à genoux, sans doute à la recherche du meilleur emplacement proche de l’eau, un sol sans trop de racines ni de cailloux. Dans le froid, il revêtit la tenue jaune de pêcheur, mit la capuche, enfila les bottes, apporta la chaux vive et fit un signe. Léane les plongea dans l’obscurité, elle percevait juste la lampe torche, posée à même le sol, et l’ombre folle de son mari qui s’était mis à soulever la terre à coups de larges pelletées. Elle ferma les yeux pour échapper au spectacle, mais ne vit sous ses paupières que des cadavres hurlants. L’image de Jacques Morgan, encerclé par les eaux, ne la quittait plus. Elle le voyait sombrer dans les flots, la bouche grande ouverte. Pourquoi un acte si désespéré ? Qu’est-ce qui lui était passé par la tête pour qu’il mette fin à ses jours ?
Vingt-trois heures. Un calvaire interminable, lui couvert de boue, le visage tordu de douleur, d’épuisement, la pluie qui complique la tâche, elle qui l’observe, s’enfonce dans les ténèbres autant que lui dans la terre, qui vit le cauchemar de ses propres livres, et tous ces morts autour, farandole morbide de visages en souffrance. Comment survivre à tant de noirceur ? Comment espérer s’en sortir ? Elle songea à Moriarty, celui qui avait tout détruit, celui dont elle allait enfin découvrir le visage, bientôt, à Étretat, comme l’épilogue d’un fichu roman. L’issue ne pouvait être que tragique. Pour elle, pour lui… La fin d’une histoire.
Son téléphone vibra au fond de sa poche. Un SMS.
« Bonsoir Léane, c’est le docteur Grzeskowiak, de l’hôpital de Berck. Excusez-moi pour ce message tardif, mais j’ai pas mal discuté avec l’orthophoniste aujourd’hui, qui me signalait que Jullian n’était pas venu à sa séance d’hier, ni à celle d’aujourd’hui. Après cette discussion, j’ai bien étudié son dossier. Quelque chose me tracasse au sujet de sa mémoire. J’aimerais vous en parler directement et non par téléphone. Pourriez-vous passer à l’hôpital demain, seule, s’il vous plaît ? Ne dites rien à Jullian. »
Léane poussa un cri quand son mari ouvrit le coffre pour y fourrer la pelle, les sacs vides ainsi que la bâche. Elle était au bord de la crise de nerfs. D’un geste vif, elle effaça le message. Jullian ôta sa tenue maculée de boue et la roula dans le sac. Il s’affala sur le siège, les deux mains en sang sur le front. Son corps fumait comme une vieille chaudière.
— C’était l’horreur… Mais il est enterré profondément.
Il inspira un grand coup et se ressaisit.
— Bon… La pluie va lisser le terrain, d’ici à quelques heures rien n’indiquera que la terre a été remuée. Personne ne viendra jamais ici. On se débarrasse de la pelle, de la bâche et des sacs dans une décharge et on rentre à la maison. Je nettoierai la voiture de fond en comble, et, demain, dès que la marée le permettra, je retournerai au fort pour faire le ménage.
Il lui saisit le visage. Ses doigts étaient glacés comme la mort.
— C’est fait. Giordano n’existe plus. Ce salopard croupit en enfer, sous des kilos de terre.
— Dis-moi qu’il était mort quand tu es allé au fort. Que tu ne l’as pas tué.
— Je l’ai tué, Léane, dès le moment où je l’ai enfermé dans ce fort. Et tu le sais.
Il la sentait vaciller. Il sortit une photo de sa poche, la lui mit dans la main. L’encre avait coulé sur le visage de Sarah, mais on pouvait encore y lire : Donne-moi la force de ne jamais oublier ce qu’il a fait.
— J’ai peut-être oublié, mais j’ai gardé la force. Tout ce qu’on a fait, c’est pour notre fille, garde toujours ça en tête. On est deux, d’accord ? Jusqu’au bout.
Elle acquiesça.
— Jusqu’au bout…
Il se remit en route.
— Je ne l’ai pas tué.
Chaque fois qu’il le pouvait, il lui caressait le visage.
Qu’allait-on lui annoncer sur la mémoire de Jullian ?
70
Vic prit une large inspiration et poussa la porte, suivi par Vadim. Il n’avait pas croisé le regard du Voyageur depuis le 19 juin 2016. La pièce était équipée de plusieurs caméras et de micros visibles. Deux gardiens qui avaient escorté le prisonnier jusqu’ici se tenaient debout, chacun dans un coin. Ils sortirent.
Andy Jeanson était menotté avec soin, mains devant, une chaîne reliée à l’anneau en acier de la table. Il était encore plus sec, plus acéré que la fois précédente, avec ses pommettes taillées en silex, sa peau collée aux os, grise comme les barreaux de sa cellule. Il s’était fait une série de tatouages, des étoiles enfilées les unes après les autres autour d’un collier d’encre, au niveau du cou. Il fixa Vic d’un air dédaigneux.
— T’as une sale gueule, poulet. C’est quoi ? Une affaire en cours qui te lamine à ce point ? Sur quoi tu bosses ? C’est peut-être trop dur pour toi, tout ça.
Vic s’installa sur la chaise en face de lui et posa une pochette beige à ses côtés qui attira, l’espace de deux secondes, l’attention de Jeanson. Il se concentra et parla d’une voix forte et directive.
— Vous êtes certain de ne pas vouloir la présence de votre avocat ? Tout ce que vous pourrez dire sera…
— Tsss… tsss… À quoi ça servirait ? Et tu peux me tutoyer, tu sais. On se connaît bien.
Dans sa tenue orange de taulard, le Voyageur se recula sur sa chaise, décontracté. Bien que menotté, la longueur de sa chaîne lui permettait quelque liberté de mouvement. Il fit rouler sa nuque, observa autour de lui, il prenait son temps. Vadim s’appuya contre une cloison, les bras croisés.
— Alors, la Kasparov-Topalov de 1999 ? Tu as progressé ? Je t’imagine bien devant l’échiquier, en train de chercher la clé d’entrée dans ma tête. Finalement, tu n’es pas à la hauteur.
Il claqua des doigts.
— Vous êtes superficiels, vous ne savez pas ouvrir vos yeux ni regarder en profondeur, derrière la complexité apparente de simples équations. Les réponses sont étalées sous votre nez depuis le début. Vous aviez juste à tendre la main et vous servir.
— Nous ne sommes pas ici pour parler de nous. Vous avez une idée de la raison pour laquelle on vous a sorti momentanément de votre trou ?
Les deux hommes se sondèrent. Jeanson joignit ses mains, doigts collés les uns aux autres.
— Comment veux-tu que je sache ? Je suis enfermé entre quatre murs, sans le moindre contact avec l’extérieur.
Il jeta un œil vers la caméra de droite.
— Ils sont où ? Derrière des écrans, bien au chaud ? Ils nous voient et nous écoutent ?
— Qui ça ?
— Tu le sais bien… Les parents de la petite Sarah Morgan. Vous pensez peut-être que c’est l’heure de la délivrance ? Qu’il suffit de me convoquer ici pour que je vous indique gentiment l’endroit où je l’ai enterrée ?