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— Son père l’avait appelé, il y a trois jours, pour prévenir qu’il remontait de Montpellier pour les fêtes. Je viens d’écouter le message sur le portable de ton mari — pour info, on garde son téléphone pour l’enquête. J’ai rappelé ton beau-père pour le prévenir de l’agression, pendant que t’étais en route. Il sera là demain.

Léane hocha la tête. Jacques Morgan avait perdu sa femme six mois plus tôt des suites d’un suicide médicamenteux. Léane n’avait jamais connu sa belle-mère heureuse. Il avait toujours brillé, au fond de son œil, une terrible tristesse dont Léane et même Jullian ignoraient l’origine. L’alcool, les antidépresseurs et les anxiolytiques avaient rythmé sa vie. Souvent, la romancière se demandait comment Jacques avait pu supporter cela.

Colin la tira de ses pensées :

— Et tant qu’on en est aux confidences, il y a un autre truc que tu dois savoir. Voilà deux mois environ, Jullian nous a appelés tôt le matin au commissariat pour signaler un cambriolage.

Léane suspendit son geste, le gobelet au niveau du menton.

— Un cambriolage ?

— Il ne voulait pas t’en parler, et m’a demandé de me taire. Il ne voulait pas que tu t’inquiètes, il savait que ton livre sortait bientôt et que tu aurais la tête ailleurs. Je suis allé dans la villa pour constater, mais…

Il paraissait gêné. Léane était suspendue à ses lèvres.

— … mais rien n’avait été retourné. Jullian dormait à l’étage et n’a pas entendu. Il nous a dit qu’on avait fouillé dans ses affaires, qu’il avait remarqué que des papiers avaient été déplacés, que l’individu était aussi allé dans la salle de bains voler des objets courants, comme des savons ou des brosses à cheveux. Et aussi qu’il manquait des exemplaires de tes romans qui se trouvaient dans la bibliothèque.

Léane avait l’impression de vivre le dernier round d’un match de boxe, elle prenait coup sur coup. Elle jeta le fond de son café à la poubelle. Son goût métallique lui restait en travers de la gorge.

— C’est du délire. Des savons ? Mes romans ? Pourquoi on aurait fait ça ?

— D’autant plus qu’il n’y avait aucune trace d’effraction. Jullian nous a certifié que toutes les portes étaient verrouillées. Le cambrioleur, si cambrioleur il y a eu, serait donc entré avec une clé.

— Tu penses qu’il délirait ?

— Il avait bu la veille, Léane. Comme l’avant-veille, et l’avant-avant-veille. Pas mal de bouteilles traînaient dans l’évier. Je te le répète, on l’a souvent ramassé à la sortie des cafés de la ville, ces derniers temps. Ces choses qu’il nous racontait, on n’avait aucun moyen de les vérifier. Des brosses à cheveux, tu parles ! Et qui aurait un intérêt à voler tes livres alors qu’on les trouve en librairie ? Pourquoi prendre le risque d’entrer chez vous pour faire ce genre de choses ? J’ai quand même pris sa plainte, mais je dois t’avouer qu’elle est restée lettre morte.

Léane frissonna. Jullian n’était plus lui-même depuis la disparition de Sarah. L’alcool, le désespoir, leurs recherches vaines… Combien de fois avait-il parcouru les kilomètres de dunes, en long, en large, même des mois plus tard ? Combien de kilomètres carrés de fonds marins sondés ? Existait-il la porte d’une maison à Berck à laquelle il n’avait pas frappé ? Un habitant qui n’avait pas lu l’un de ses tracts imprimés du visage de leur fille ? Comment avait-il pu continuer à vivre dans cette maison où, six mois plus tard, ils avaient reçu une enveloppe contenant les cheveux de Sarah ? Où ils avaient appris, un an et demi après, que leur fille avait été l’une des victimes d’Andy Jeanson, sinistre voyageur en camping-car qui violait, tuait et enterrait ses victimes dans des forêts puis, comme si ça ne suffisait pas, envoyait des mèches de cheveux aux parents ?

Léane, elle, avait fui « L’Inspirante ». Ces journées à tourner en rond entre ses quatre murs, ces cauchemars d’enfance qui avaient ressurgi et la faisaient hurler la nuit, ces heures à passer devant la chambre de leur fille vide, à ne plus être capable de trouver la moindre idée de roman, à espérer des nouvelles de l’enquête, à se refaire le scénario de la disparition. Et à avoir peur de cette maison, surtout, à imaginer Jeanson tapi derrière les dunes, enfoui dans le sable, prêt à entrer dans l’habitation pour se glisser sous son lit. Une présence invisible qui l’effrayait, comme le Horla de Maupassant.

Alors elle était partie, et Jullian avait refusé de la suivre dans l’appartement parisien, il avait voulu attendre le retour de Sarah, persuadé qu’elle réapparaîtrait un jour. Il s’était enfermé dans ses obsessions, ne voulait pas croire que Jeanson avait tué Sarah comme les autres et l’avait enterrée, pas tant qu’il ne verrait pas le corps de ses propres yeux. Il n’avait plus travaillé que pour survivre, bu pour cacher la vérité et, le reste du temps, il avait cherché, sur Internet, dans des forums, sur les routes, il avait balancé les photos de Sarah sur tous les réseaux sociaux, les devantures des magasins, des pompes à essence avec l’espoir qu’on lui dise enfin « Je l’ai déjà croisée, oui » ou « Je sais où elle se trouve, elle va bien ». Le suicide de sa mère n’avait rien arrangé.

Quant à elle, une fois seule à Paris, l’inspiration était revenue : elle raconterait l’histoire d’un écrivain pervers, violeur, assassin, qui se ferait enfermer par une folle pour rédiger la fin de son livre. Et avant même d’en écrire la première ligne, elle en connaissait le titre : Le Manuscrit inachevé. Le livre était devenu l’un des best-sellers de fin d’année.

La voix de Colin la ramena à la réalité :

— Tu comptes rester un peu à Berck ?

— J’ai pris quelques affaires, oui.

— Et la promo de ton livre ?

— Le livre se vend bien. Il y a des choses plus importantes.

À la façon dont il la regarda, Léane put deviner qu’il le prenait plutôt comme une bonne nouvelle. Le docteur Jean Grzeskowiak arriva. La romancière le connaissait depuis longtemps : voilà quelques années, il lui avait fourni de la documentation au sujet des troubles de la mémoire et avait répondu à ses questions pour l’orienter dans l’écriture de l’un de ses romans. Il la salua d’une poignée de main chaleureuse.

— On va emmener votre mari pour une batterie d’examens supplémentaires, mais je sais que vous avez fait de la route, alors vous pouvez venir le voir cinq minutes. Il va s’en tirer.

— Ses blessures sont graves ?

— Physiquement, il s’en sort bien. Pas de fracture, mais des contusions importantes au niveau de la gorge ont provoqué un gonflement qui risque d’écraser sa voix et de rendre les conversations difficiles quelques jours encore. Rien d’irréversible, cependant. Côté crânien, et c’était notre principale crainte, on n’a pas détecté de lésions ni d’œdèmes. Ses réponses verbales et motrices sont plutôt rassurantes. On va vite réaliser d’autres tests pour vérifier qu’il n’y a pas de séquelles cérébrales. Il a quand même perdu connaissance après son agression.

Colin avait sorti son carnet.

— Il a été cogné par-derrière ?

— Je crois. À mon avis, on a essayé de l’étrangler, puis on l’a frappé sur le dessus du crâne. Il n’y a pas de perforation du cuir chevelu, et le choc est réparti sur deux ou trois centimètres, l’arme était donc plutôt quelque chose de contondant, genre batte de base-ball.

Chaque terme heurtait Léane. Elle éprouva une vive colère envers elle-même, elle imaginait son mari seul, inconscient au sol, alors qu’elle sirotait du vin blanc à trente euros la bouteille. Pourquoi n’avait-elle pas pris la route suite au message laissé sur son répondeur, deux jours plus tôt ? Pourquoi n’avait-elle pas senti l’urgence dans la voix ni le danger qui, peut-être, planait déjà autour de lui ? Qu’avait-il à lui apprendre au sujet de leur fille ?